dimanche 30 janvier 2011

L'homme et son milieu / C. Calame

Pierrick Naud
Pierrick Naud
Dessin tiré de la série La mécanique du reflet. 2006.
 Fusain et vernis sur papier 100 x 150 cm.
Compte rendu de la séance du mardi 18 janvier 2011, séminaire collectif “Le vivant et son milieu".

L'homme et son milieu

Dépasser l'opposition “nature/culture” dans une perspective anthropopoiétique

par Claude Calame 


Traditionnellement, dans la pensées occidentale, les relations de l'homme avec son environnement ont été pensées en termes de "nature" et de "culture"; ceci avec un double malentendu: d'une part la nature a été objectifiée face à un être humain qui pourrait agir sur elle, sans arrière-pensée, d'autre part le concept de nature a été reporté sur l'homme lui-même qui disposerait lui aussi d'une nature.
En fait d'une part les sciences du vivant et les sciences neuronales, d'autre part l'anthropologie culturelle et sociale montrent désormais la perméabilité de ces deux "ordres", artificiellement distingués.

Les prémisses de l'argument sont à trouver dans les exposés préalables faits à l'occasion de la journée de travail du 3 octobre 2010, puis du premier séminaire du 16 novembre.

D'une part les Grecs classiques ont défini, dans leur propre anthropologie, les paramètres d'une "nature humaine" (to anthrôpinon ou hê anthrôpinê phusis). Elle est attachée non seulement à la condition aléatoire du mortel. mais aussi à un certain nombre de dispositions et surtout de qualités d'intelligence, une intelligence essentiellement pratique et artisane. De plus, dans la conception hippocratique de l'homme, cette nature humaine se fonde sur un organisme qui non seulement est animé par les quatre humeurs, mais qui partage avec l'environnement les qualités opposées du chaud et du froid ainsi que du sec et de l'humide. Par ce biais qualitatif, le milieu influence la "nature" des hommes et la nature des peuples selon le climat qu'ils subissent. En retour, la coutume (nomos) peut modeler la nature humaine de manière permanente: l'acquis peut devenir inné.

D'autre part, sciences neuronales et génie génétique ont en quelque sorte confirmé ces conceptions hellènes de l'interaction entre l'homme et son milieu. Du côté du génie génétique, le fonctionnement du génome humaine ne saurait être envisagé dans les termes d'un code véhiculant un message encodé puis décodé de manière mécaniste. Aussi bien l'intervention des facteurs épigénétiques au niveau cellulaire que l'influence de l'environnement "naturel" et culturel sur l'organisme humain soumet le génie génétique à un multidéterminisme où l'aléatoire jour un rôle important. Par ailleurs, si le génome fonctionne vraiment comme un langage fondé sur un alphabet, il est redevable de procédures d'ordre interprétatif, en dehors de tout déterminisme mécaniste. C'est la raison pour laquelle Luciano Boi propose de concevoir les sciences de la vie sur la base de "la plasticité complexe et multiéchelle" de l'organisme humain dans sa composante génétique.

Pierrick Naud
Dessins tiré de la série La mécanique du reflet. 2006.
Fusain et encre de chine sur papier 100 x 150 cm.
(C) La galerie particulière. 
Dans un tel contexte de plasticité et de perméabilité de l'organisme humain avec ses capacités neuronales et ses potentialités génétiques, l'opposition tracée par les anthropologues entre "nature" et "culture perd de sa pertinence. Tracée dans la mouvance du siècle des Lumières par l'homme doué d'une raison qui serait désormais capable de dominer une nature réduite à l'état d'objet, l'opposition entre les deux ordres de la nature et de la culture a été consacrée dans une opposition binaire par l'anthropologie structurale. Une brève histoire de l'opposition entre nature et culture dans la pensée anthropologique européenne montre que Malinowski, par exemple, proposait de concevoir la culture comme un ensemble de réponses d'ordre social et symbolique à des besoins élémentaires. Dans une perspective fonctionaliste, il restitue ainsi le rôle joué par un environnement diversifié quant au développement et à la survie des hommes, par l'intermédiaire des pratiques culturelles. Elle implique aussi la rupture avec le paradigme évolutionniste qui, pendant tout le XIXe siècle, a poussé les anthropologues à lire le développement des civilisations comme un passage de la nature à la culture, du plus primitif au plus civilisé (identifié avec la culture européenne, cela vs a sans dire). Par ailleurs, la valorisation de cultures différentes a montré que dans les anthropologies indigènes, les relations entre "nature" et "culture" sont en général pensées en termes d'interaction, de même que dans la pensée hippocratique.

En définitive c'est le concept de "nature humaine" que les sciences de la vie d'un côté et les anthropologues. de l'autre nous conduisent à repenser. Herder déjà avait fait le constat de l'incomplétude constitutive de l'homme, attachée en particulier à la néoténie pour devenir homme, l'être humain a besoin d'une "Bildung", la formation qui lui est donnée par son environnement social. Or en se fondant d'une part sur les recherches de la paléo-anthropologie (cf. Leroi-Gourhan), d’autre part sur les découvertes récentes de la neurologie, quelques anthropologues contemporains ont renoncé à situer l’incomplétude de l’homme dans la nature originaire de l'être humain. Autant du point de vue phylogénétique que du point de vue ontogénétique, il apparaît que la culture précède en quelque sorte la nature ; ou que la nature présuppose la culture.

En résumant les résultats des recherches récentes de ses collègues paléo-anthropologues sur le processus de l’hominisation, Edgar Morin parvient par exemple à la conclusion qu’on doit au développement des pratiques culturelles chez les hominidés un ralentissement progressif des comportements innés, avec un accroissement concomitant de la plasticité des dispositions créatives du cerveau. Le développement des capacités combinatoires du cerveau humain serait dû, aussi bien dans le développement de l'espèce humaine que dans celui de chaque individu serait redevable au développement de la culture des communautés humaines. L'évolution phylogénétique de l'être humain par les pratiques d'ordre culturel aurait pour corollaire ontogénétique l’allongement de la phase de plasticité de l’enfance et donc de l’apprentissage. Si incomplétude de l’homme il y a, cet inachèvement réside essentiellement dans les facultés adaptatives, dans les virtualités créatives et dans les possibilités d’innovation d’un cerveau qui se caractériserait par son extrême malléabilité.

Pierrick Naud
Dessin tiré de la série
La mécanique du reflet. 2006.
Fusain et vernis sur papier
Par ailleurs, dans l’étude qu’il consacre au développement de la culture en rapport avec l’évolution de l’ « esprit » de l’être humain, l’anthropologue américain Clifford Geertz donne comme erronée l’opinion courante qui attribue aux dispositions mentales de l’homme la priorité sur la culture. Loin de représenter des phénomènes d’ordre interne, intracérébral, les processus de développement neuronal dépendraient des ressources culturelles à disposition, en interaction avec l’environnement. Il n’y a donc pas de nature humaine de base, il n’y a pas de constitution innée de l’homme à l’état pur, il n’y a pas d’en-soi de l’homme pensant. Conclusion :"We are in sum incomplete or unfinished animals who complete or finish ourselves through culture".

Ainsi, autant du point de vue de la phylogénèse que de l’ontogénèse, tant physiquement qu’intellectuellement (également du point de vue biochimique), l’homme se fabrique et se façonne dans l’échange avec le monde naturel qui constitue son environnement spatio-temporel et surtout avec le réseau des pratiques culturelles qui en représente le milieu social. Cet ensemble flou et instable de pratiques et de manifestations symboliques en prise sur les relations et les institutions de toute communauté humaine qu’il est convenu d’appeler la culture n’est donc pas uniquement la conséquence du développement phylogénétique et ontogénétique du cerveau ; cette configuration modelante et mobile est aussi la condition préalable du déploiement des capacités cérébrales. Elle requiert le passage d'une conception philosophique à une conception "anthropopoiétique" de l'homme: l'homme comme le résultat de constants processus de construction sociale et culturelle.

Les conclusions à en tirer seraient au nombre de trois:

– Remise en cause de la distinction opérée par Uexküll de la distinction entre Umwelt (milieu comme "monde ambiant") et Umgebung (environnement comme "donné objectif"); voir la distinction opportunément commentée par Augustin Berque, à la suite de Watsuji Tetsurô, entre fûdo (milieu humain) et shizen kankyô (environnement naturel); approfondissement de la notion de "médiance".

Pierrick Naud
Dessin tiré de la série Le grand désordre. 2002.
Fusain et vernis sur papier 100x150cm.
collection musée des Beaux Arts de Nantes.
– La construction organique sociale et culturelle de l'homme en interaction avec son environnement entraîne, à des échéances plus ou moins variables, des modifications considérables dans cet environnement même. Animal de culture désormais technique, l'homme en société modifie constamment le milieu dont il vit; il remodèle sa propre écologie. Ce nouveau paradigme écologique exige le dépassement du paradigme (économiste) fondé sur l'exploitation (sans ménagement) aussi bien des "ressources naturelles" que des "ressources humaines".

– En concomitance avec les sciences du vivant telles que les envisage Luciano Boi, l'anthropologie critique montre qu'il y a une interaction incessante et forte entre le milieu et l'homme avec son corps propre. Cet échange en termes de réciprocité, dans son dynamisme constructeur et destructeur, implique une nouvelle théorie de la connaissance, à l'écart de tout néo-kantisme, qui montre que connaître le monde extérieur c'est le modifier tout en nous modifiant nous-mêmes.

Références bibliographiques

– F. Affergan, S. Borutti, C. Calame, U. Fabietti, M. Kilani, F. Remotti, Figures de l’humain. Les représentations de l’anthropologie, Paris (Editions de l’EHESS) 2003, 360 pp.
– C. Calame, «Nature et culture», in S. Mesure & P. Savidan (éds), Le Dictionnaire des sciences humaines, Paris (PUF) 2006 : 818-821
– C. Calame (éd.), Identités de l’individu contemporain, Paris (Textuel) 2008, 160 pp.
– C. Calame, Prométhée généticien. Profits techniques et usages de métaphores, Paris (Les Belles Lettres – Encre Marine) 2010, 204 pp.

(et également, de C. Calame et en ligne : Discours littéraires et biotechnologies: Les tekhnai de Prométhée et le génie génétique)

ÉPILOGUE :

Comme suite à l'exposé de Claude Calame du 18 janvier, veuillez consulter "Identité et sujet de discours de soi même", ainsi que, en résonance, l'article d'Augustin Berque "Point de parole et paysage dans le haîku". Voir aussi le CR du 6 janvier sur la subjectité japonaise.

L'article de Claude Calame a été récemment publié, sous une forme légèrement différente, avec le titre " Identité et sujet de discours : soi-même comme les autres " , in F. Gaudez (ed.), La connaissance du texte. Approches socio-anthropologiques de la construction fictionnelle I, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 13-28. C'est une étape provisoire dans la préparation d'un essai sur la question du sujet de discours poétique dans différentes cultures.