vendredi 28 janvier 2011

Prises et dé-prises (A. Berque) / Catastrophes (Y. Moreau)

Kôbé, 17 janvier 1995
Effondrement de l'autoroute du Hanshin
Séminaire "Questions de mésologie". Compte rendu de la séance du jeudi 27 janvier 2011
catastrophe
Dans la première partie du cours, A. Berque explicite la notion de "prises écouménales" (ou "prises médiales", à échelle plus locale). Ce sont les interrelations que nous avons avec les choses de notre milieu. Celles-ci sont à distinguer de simples objets, lesquels sont en principe des en-soi existant par eux-même indépendamment de notre existence.
Par exemple, une aspérité sur une paroi rocheuse est un objet, qui n'existe en tant que prise que pour l'alpiniste. Comme toute chose dans l'écoumène, une prise est trajective. Sa réalité s'exprime par la formule r = S/P, dans laquelle l'oblique / signifie l'en-tant-que selon lequel, dans l'opération de trajection de S en P, S (le sujet logique, l'objet physique, l'en-soi, la substance) est saisi (prédiqué) en tant que P par un existant quelconque.


En somme, nous sommes en prise avec les choses de notre milieu. Ce principe est à rapprocher de ce qu'Uexküll a montré des milieux animaux : dans son milieu spécifique (Umwelt), "un animal ne peut entrer en relation avec un objet comme tel" (p. 94), comme le croira illusoirement l'observateur en confondant milieu spécifique et donné environnemental universel (Umgebung).

Un autre rapprochement est à faire avec les affordances mises en avant par Gibson dans son écologie de la perception. Ce sont les prises que nous offrent les choses de notre milieu. Elles existent physiquement, mais n'acquièrent leur valeur de prise qu'en fonction de la perception que nous en avons : "Affordances are properties taken with reference to the observer. They are neither physical nor phenomenal" (p. 143). C'est là dire que, dans le cadre de la mésologie d'A. Berque, elles sont trajectives.

Les prises de l'écoumène peuvent se classer en quatre catégories : ressources, contraintes, risques, et agréments. En général cependant, toute réalité (S/P) participe en proportion variables de chacune de ces quatre réalités. Par exemple, en montagne, la neige est à la fois ressource pour le promoteur de stations de ski, contrainte pour l'éleveur, risque d'avalanche pour tout un chacun, et agrément pour le skieur.

On voit donc que la réalité concrète de toute prise dépend toujours de l'existant concerné. C'est dire que le sujet et l'objet n'existent pas en eux-mêmes, mais en interrelation. Dans notre milieu, nous avons avec les choses un rapport ambivalent (la trajectivité), où sujet et objet sont réciproquement à la fois patient et agent, empreinte et matrice. A. Berque y voit ce "troisième genre" (triton allo genos) ontologique que Platon, dans le Timée, accorde à la chôra, i.e. le milieu existentiel de l'être relatif (la genesis).

Avalanche aux abords d'un village Autrichien
Dans cette perspective, les catastrophes (dont va parler Y. Moreau) sont une dé-prise radicale, où les choses de notre milieu trahissent notre existence. Nous perdons toute prise avec elles, et c'est pour nous la fin du monde. Ainsi quand le tsunami de Santorin, 17 siècles a.C., mit fin à la civilisation crétoise ; ou quand une éruption (probablement), dans les îles de la Sonde, éradiqua il y a 12 000 ans les derniers représentants d'Homo floresiensis ; ou quand à la fin du Crétacé, voici 65 millions d'années, la chute d'une météorite d'une dizaine de km de diamètre (dont le cratère d'impact de 180 km de diamètre de Chixculub, au Yucatan, est peut-être la trace), dégageant une énergie qu'on évalue à plusieurs milliards de fois celle de la bombe de Hiroshima, provoqua l'extinction des dinosaures.

Mais il est une autre façon d'éradiquer les prises qui font un monde humain : c'est de faire, comme le mouvement moderne en architecture, systématiquement table rase (tabula rasa) des prises qu'avait ménagées l'histoire dans l'écoumène, pour leur substituer l'espace abstrait, insipide et mécanique d'une géométrie répétitive. Le "chemin des ânes" honni par Le Corbusier, c'étaient justement ces prises. Une architecture respectueuse de l'existence humaine, comme celle d'un Maurice Sauzet, ou comme celle des temples zen où Sauzet a trouvé les principes génériques de sa propre architecture, cherche au contraire à les cultiver. C'est ce que fait aussi la mésologie clinique dont Daniel Ejnes (médecin neurologue) et Emmanuelle Ladet (architecte) parleront au séminaire "L'embrayage nature/culture" du lundi 21 mars (salle 4, 17-19h).

Lectures conseillées

Augustin BERQUE, avec Maurice SAUZET, Le sens de l'espace au Japon. Vivre, penser, bâtir. Paris, Arguments, 2004.
James J. GIBSON, The ecological approach to visual perception, Boston, Houghton Mifflin, 1979.
Jacob von UEXKÜLL, Mondes animaux et monde humain, Paris, Pocket-Denoël, 1965 (1934).

Texte corrélatif

Fichier "L'embrayage nature/culture" (déjà diffusé le 18/10/2010).

Deuxième partie du cours : Yoann Moreau présente certains aspects de sa thèse sur la mésologie des catastrophes. "L'embrayage aux extrêmes mouvances. le principe de survie."

Texte de sa présentation :


Le "PLAN" auquel il est fait référence dans ce texte fut dessiné au tableau, voici une photo de sa trame, le support sur lequel il a ajouté son cas d'étude :




Interview vidéo d'Augustin Berque :

"Ce monde là court à la catastrophe... la seule solution c'est de changer notre monde"


"Ce monde là court à la catastrophe..."
envoyé par lecafeavec. - Regardez les vidéos des stars du web.