dimanche 4 décembre 2011

Origines des mondes / Augustin Berque


Le Cyclope Odilon Redon
Odilon Redon "Le Cyclope" (v. 1914)
Fils du Ciel (Ouranos) et de la Terre (Gaïa)
Colloque "Territoire(s) et genre"
Département d'études japonaises de l'Université de Strasbourg et Centre européen d'études japonaises d'Alsace, Colmar 2-4 décembre 2011

Cette femelle obscure qui règne à l'occident
- la nostalgie de l'origine en Asie orientale -

par Augustin BERQUE

1. Toute la terre étendue sous le ciel
Les éditions Des Femmes, en publiant Le langage de la Déesse, en 2005, ont commencé à faire connaître en France le nom de Marija Gimbutas (1921-1994), l'archéologue et préhistorienne américaine d'origine lituanienne, dont une bonne partie de l'oeuvre a tendu à montrer que l'Europe aurait appartenu à une civilisation "gynocratique" ou "matristique" avant les invasions indo-européennes de l'âge du bronze, qui y auraient substitué le patriarcat, ou "androcratie". Un siècle auparavant, le juriste et philologue suisse Johann Jakob Bachofen (1815-1887), en publiant Le droit maternel (1861 ; L'Âge d'homme, 1996), avait déjà répandu l'hypothèse d'un âge matriarcal, auquel aurait succédé le patriarcat.

Dame de Brassempouy et Vénus de Willendorf
(paléolithique supérieur 29000-22000)
Sans entrer dans la discussion de ces théories, rappelons simplement que l'archéologie abonde en témoignages de cultes rendus à la fécondité et à la fertilité, comme ces "Vénus paléolithiques" - dont la plus connue, avec celle de Willendorf, est la Dame de Brassempouy -, devenues plus tard des déesses comme Isis, Déméter, Cybèle ou la Magna Mater, etc. Des cultes comparables sont connus ailleurs ; par exemple, dans l'Amérique andine, celui de la Pachamama, devenue la Madre Tierra en castillan. Tout récemment, les droits de cette dernière ont été reconnus par l'Assemblée législative de l'État plurinational de Bolivie, avec la Ley de derechos de la Madre Tierra (décembre 2010). Cet événement symbolise doublement la prise de droit des peuples indigènes, longtemps écrasés par le pouvoir né de la Conquista, et le changement de valeurs qu'est en train de connaître la civilisation moderne, avec la crise environnementale.
Il se pourrait bien, en effet, que notre civilisation connaisse une résurgence du principe féminin, après une longue domination du principe masculin. L'essor des études de genre est l'une des manifestations qui permettent d'en faire l'hypothèse. Sans entrer dans les débats concernant la parité entre les deux sexes, la présente communication voudrait rappeler qu'avant l'imposition au monde entier de l'espace neutre et universel du paradigme occidental moderne, tous les territoires de la Terre étaient empreints d'une cosmicité où se composaient, dans des équilibres variés, les deux principes de la sexualité humaine. L'une des questions qui se posent à cet égard, c'est de savoir pourquoi tel lieu ou telle chose, quelle que fût son échelle, relevait plutôt de l'un ou de l'autre genre. Pourquoi, par exemple, le soleil est il masculin en français, féminin en allemand, et la lune masculine en allemand, féminine en français?
Anonyme, XVIIIe
La vierge de Cero Rico / Pachamama
Le soleil et la lune, toutefois, ne font que se promener dans le ciel, et le ciel, quant à lui - sauf exception comme l'Égypte ancienne, où Nout est féminine -, semble bien être du genre masculin. Il le semble depuis le commencement du monde, c'est-à-dire depuis que lui et la terre se sont séparés, kāipì yĭlái  開闢以来 comme on dit en chinois. Depuis cette grande ouverture, le ciel occupe ce qu'on appelle, dans la copulation humaine, la "position du missionnaire" : il est dessus, et la terre dessous. Peut-être aussi l'image est-elle plus générale, et renvoie-t-elle à la copulation animale, où l'on dit que le mâle "couvre" la femelle. Toujours est-il que, depuis ce temps-là, la terre est dans la position de la femelle couverte : "toute entière étendue sous le ciel", hapasê hupo tô kosmô keimenê ἁπάση ὑπò τῷ κόσμϖ κειμένη, comme (à peu près)  l'écrivit un jour Isocrate (Oratores attici, 78).
C'est là sans doute une métaphore. Les mythes en sont friands, mais pas seulement les mythes : l'ensemble des milieux humains en étaient pétris, jusqu'aux pensées les plus élaborées. Contemporain d'Isocrate, Platon, dans l'ontocosmologie du Timée (50 d 2), compare l'être absolu à un père, le territoire (chôra χώρα) à une mère, et l'être relatif à leur enfant. Cette disposition est à l'origine de la métaphysique européenne, qui elle-même est à l'origine de la science moderne ; or, elle est manifestement issue d'une très ancienne image, celle de la terre fécondée par le ciel.
Au cours de l'histoire humaine, cette image a pris de multiples tournures. La féminité de la terre et la masculinité du ciel se sont organisées en toutes sortes de territoires, de calendriers, de festivités. Dans la Chine des Zhou, par exemple, au solstice d'été, le Fils du ciel sacrifiait à la terre sur une terrasse hors les murs, dans le faubourg nord ; et au ciel dans le faubourg sud, au solstice d'hiver. Ces terrasses s'appelaient jiāo . À l'époque des Printemps et Automnes (-770/-475), ce terme en était venu à signifier une zone périurbaine large d'une cinquantaine de kilomètres à partir de la muraille. C'est du même sinogramme qu'est venu le terme japonais kôgai 郊外, banlieue.       

2. L'origine sera toujours sauvage
Un tableau fort connu de Gustave Courbet représente la vulve d'une femme dont on ne voit pas le visage. Il porte le titre, paraît-il apocryphe, de L'Origine du monde. On a beaucoup écrit sur ce tableau, qui, paraît-il aussi, appartint entre autres à Lacan. Je ne connais qu'une toute petite partie de cette littérature ; aussi ne suis-je pas sûr de ne pas enfoncer une porte ouverte en remarquant que cette image nous montre les lèvres qui ne parlent pas, celles de la vulve que l'on voit, en nous cachant celles qui parlent, c'est-à-dire celles du visage que l'on ne voit pas. Ce qu'il y a là est d'une sauvagerie antérieure à la parole.
Volcan Togariro, Nouvelle-Zélande (cc)
Effectivement, à l'origine de ce monde, la parole n'existait pas. Seule existait la Parole qui était Dieu, et qui créa le monde, nous dit l'évangile selon saint Jean. La terre alors, rapporte la Genèse (I, 1, 2), "était vide et vague, les ténèbres couvraient l'abîme, un vent de Dieu tournoyait sur les eaux". Puis Dieu parla, et monde il y eut.
Qui n'aurait pas entendu cette révélation singulière, qu'il se rassure : la même idée - à savoir que le monde est issu de la parole - se retrouve ailleurs, quoique sans le même dieu. Pour les Aborigènes du Centre Rouge de l'Australie, par exemple, ce sont les ancêtres qui, sortis de la terre, ont fait exister les choses en les nommant.
À partir de la parole, donc, on est dans un monde humain ; et c'est bien normal, puisque l'humain est, de tous les vivants, celui qui possède la parole - zôon logon echôn ζῷον λόγον ἔχων, nous assure la Politique d'Aristote - ; mais avant la naissance du monde, au temps de l'Origine, la terre était vide et vague, et l'on n'y parlait pas. L'on ne pouvait donc même pas la faire être terre, en disant qu'elle était la terre. En un mot, elle n'était pas encore territoire. Les territoires humains sont tissés de parole.  Il n'est pas de chose qui n'y ait son nom ; et c'est ce qui en fait quelque chose.
Ainsi, à l'origine, la terre attendait la parole, c'est-à-dire l'œuvre humaine. Cette image se retrouve, à peine transfigurée, dans L'Origine de l'œuvre d'art, de Heidegger, où il est dit que "Installant un monde, l'œuvre fait venir la terre. (...) L'œuvre porte et maintient la terre elle-même dans l'ouvert d'un monde. L'œuvre libère la terre pour qu'elle soit une terre" (italiques de Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, 1962 [Holzwege, 1949], p. 50).
Reg dans l'Adrar mauritanien, janvier 2010 (cc Ji-Elle)
De quoi donc la terre serait-elle libérée? De sa propre gangue terrestre, pour devenir monde. La libération qu'est cette ouverture de monde, Heidegger la compare à une clairière (Lichtung). Cette image est aussi ancienne que les premiers défrichements néolithiques, à partir de la forêt primaire. On la retrouve dans le chinois kāipì 開闢, qui n'est pas seulement l'ouverture du monde, mais a plus couramment le sens de défricher.
À partir de là, pourtant, s'instaure un "litige" (Streit) entre la terre et le monde ; car la terre se retire et se cache dans le mouvement même où l'œuvre la fait ressortir en déployant un monde : "Elle est ce qui, ressortant, reprend en son sein (das Hervorkommende-Bergende)" (p. 49). C'est qu'en elle-même, la terre ne peut pas devenir monde ; car elle cesserait d'être terre, et le monde, pour s'ouvrir en monde, a besoin de la terre elle-même. C'est de ce litige que date sans doute, chez les auteurs du défrichement originel, la nostalgie d'un temps où la terre donnait ses fruits sans travail. C'est ce qu'on appelle en Europe l'Âge d'or, et en Chine la Grande Identité, Dàtόng 大同 ; c'est-à-dire l'époque antérieure au litige entre la terre et le monde : l'Origine.
Retrouver cette origine sauvage, c'est ce que chercheront désormais ceux qui, fuyant le monde, se retirent au désert ; c'est-à-dire dans la forêt antérieure au litige. "Sauvage" vient de silvaticus, i.e. forestier. Au désert en effet, par définition, il n'y a pas grand monde. Le mot latin desertum, étymologiquement, veut dire "détissé". Qu'est-ce donc que le désert détisse? Les liens qui font un monde.

3. Xuanpin, la Femelle obscure
Août 2003 en forêt noire (cc)
En Chine comme dans l'Europe chrétienne, le désert que recherche l'anachorète, c'est la forêt profonde qui couvre les montagnes. C'est ce que le chinois nomme shān , l'espagnol monte, ou l'allemand Wald - comme dans Schwarzwald, la Forêt Noire. Se retirer au désert, c'est aller vivre dans les bois.
À la différence de l'Europe, toutefois, la Chine (comme l'Égypte ou la Syrie des Pères du désert) connaît aussi le désert dans le sens aujourd'hui commun, c'est-à-dire une terre aride, sans végétation. Ce désert-là, il s'étend vers l'occident. Ce sont les Territoires de l'Ouest,  Xīyù 西域.
Il y a cependant une certaine homologie, en Chine, entre ces deux sortes de déserts. En effet, la direction du couchant, c'est celle aussi où les montagnes se font de plus en plus hautes ; car le monde chinois est "haut à l'ouest, bas à l'est" (xī gāo dōng dī 西高東低). À l'ouest se trouve le Kunlun, à l'est la mer de Chine. Par propension naturelle, tous les grands fleuves viennent donc de l'ouest ; à commencer par le Huanghe (le fleuve Jaune), mère du peuple Han. C'est ce que rappelle à Lanzhou - avant que le Huanghe n'aille faire un tour dans le désert mongol - une statue géante, celle d'une jeune femme allongée, nue, sur la rive du fleuve.
Il y a là, bien sûr, l'image de la vie qui sans cesse naît et renaît des eaux de la montagne, shānshŭi 山水. La pensée taoïste a été fondée par cette image, d'où n'ont cessé d'en jaillir  d'autres, qui toutes reviennent à ce même paysage, shānshŭi 山水 : le paysage de l'origine antérieure au litige, et qui n'est autre, au fond, que le motif du tableau de Courbet, L'Origine du monde. Comme l'écrit le Laozi (VI) :

L'origine du monde, G. Courbet (1866)
谷神不死  (Gŭshén bù sĭ) / Le génie du val ne meurt pas
是謂玄牝 (shì wèi Xuánpìn) / On l’appelle la Femelle obscure
玄牝之門  (Xuánpìn zhī mén) / La porte de la Femelle obscure
是謂天地根  (shì wèi tiāndì gēn) / On l’appelle la racine du ciel et de la terre
綿綿若存  (miánmián ruò cún) / Comme file un fil elle dure
用之不勤 (yòng zhī bú jìn) / En user ne l’épuise

La nostalgie de cette origine a orienté le taoïsme vers le désert ; cela non seulement au premier sens, à savoir en direction de la montagne sauvage, loin des murs de la ville, mais aussi au second sens, en direction de la montagne par excellence, le Kunlun, qui est situé dans les Territoires de l'ouest ; car c'est de là que non seulement descend le fleuve Jaune, mais qu'est issu le souffle originel de la vie, yuánqì 元気. Si les sages de la Chine ancienne, tant Kongzi (Confucius) que Laozi et bien d'autres, portent le nom d'"enfant", , c'est-à-dire l'in-fans, le nourrisson qui ne parle pas encore, c'est parce qu'il ont su revenir plus en amont que les autres vers le Génie du val, la Femelle obscure aux lèvres qui ne parlent pas, et qui est à l'origine des choses. Comme l'écrivit Tao Yuanming (365-427) dans les deux derniers vers d'un poème célèbre (Yĭnjiŭ 飲酒, 5) :

            此中有真意            Cĭ zhōng yŏu zhēn yì            C’est là qu’est le sens véritable
欲辨已忘言   yù biàn yĭ wàng yán Je voudrais le dire… déjà me défaut la parole

Pourquoi la parole lui fait-elle défaut? Parce qu'en quittant la carrière et la ville pour vivre à la campagne, non loin du mont Lu, il est revenu en amont du litige, tout près du silence de la Femelle obscure. Si toutefois Tao Yuanming a rêvé des Territoires de l'ouest, il n'y est jamais allé. Trop casanier pour remonter jusqu'au Kunlun, il s'est contenté d'admirer le coucher du soleil sur le mont Lu. Laozi, en revanche, monté sur un buffle noir, est bien parti vers les Territoires de l'ouest, après avoir laissé au Gardien de la Passe, Yin Xi, le texte qui porte son nom : le Lăozĭ 老子 ou Dàodéjīng 道徳経, le Livre de la Voie et de sa vertu.
C'est ainsi que, vers l'ouest, au delà de la passe (guan ), Laozi a rejoint la Femelle obscure. Il a remonté la vallée jusqu'à la porte d'où sort le souffle originel de la vie. Certains (comme le Gardien de la Passe lui-même) ont su l'imiter, mais la plupart s'en tiennent aux souffles secondaires que l'on peut trouver partout en Chine, à condition d'observer les règles du fēngshŭi 風水. L'idéal est de savoir situer sa maison en plein sur le trou (xué ) d'où sort de terre le , souffle vital. Les manuels de fengshui représentent classiquement un tel site comme une vulve, avec son clitoris (le mont principal, zhŭshān主山), ses petites lèvres (à l'est le dragon bleu-vert intérieur nèi qīng lόng 内青龍 , à l'ouest le tigre blanc intérieur nèi bái hŭ内白虎) et ses grandes lèvres (à l'est le dragon bleu-vert extérieur wài qīng lόng 外青龍, à l'ouest le tigre blanc extérieur wài bái hŭ外白虎). On ne saurait incarner plus directement l'origine du monde.

"L'antre de la Femelle obscure" (détail).
Augustin Berque, encre sur papier, 1970.
4. Xiwangmu, la Mère qui règne à l'occident
Avant l'ouverture du monde, qu'y a-t-il? Le chaos des origines, Hùndùn 混沌, que symbolise encore le Kūnlún 崑崙 - les deux mots sont issus d'une même racine, qui évoque la rondeur et le vide. On la retrouve dans húlú 壷芦, la calebasse ou gourde, autre figure de l'inépuisable engendrement, et qui en argot désigne aussi la vulve ; ainsi que dans les mots japonais kuruma (roue, voiture) et karappo (vide). La tradition répute le Kunlun en forme de gourde, avec un sommet plus large que ses flancs. Quant au chaos, le Zhuangzi relate le mythe de ce Hundun, l'Indifférencié, qui mourut - laissant place au monde - quand les rois de la mer du Nord et de la mer du Sud lui ouvrirent, dans sa tête d'œuf primordial, les sept trous de la tête humaine. C'est une histoire dont s'est inspiré Lewis Carroll, dans Alice au pays des merveilles et De l'autre côté du miroir, pour créer le personnage de Humpty Dumpty, nom dérivé de Hundun.
Génie du val, la Femelle obscure ne saurait habiter de vallées plus profondes qu'au Kunlun : 7723 m au Muztag, et encore 7719 m au Kongur, à 1600 km de là ; voire, plus loin encore, 8611m au Dapsang (deuxième sommet de la planète), puisqu'en Chine, on appelle le Karakoram "Kunlun noir" (Kālă Kūnlún). Elle y a pour lieutenant la reine des Immortels, Xiwangmu, la mère () souveraine (wáng ) de l'Ouest (西).
Figure en Ivoire de Xiwangmu
China, Qing dynasty (1662-1722)
(source: British Museum)
Si au couchant, c'est-à-dire au Kunlun, règne Xiwangmu, au levant, c'est-à-dire en mer de Chine, règne sa contrepartie masculine, le Dōngwángfū 東王夫, Roi père de l'est ; mais la relation est en tout point dissymétrique au bénéfice de Xiwangmu, qui est du côté d'où provient la vie. C'est pour cela que des générations de souverains ont essayé de l'atteindre, en quête de l'immortalité ;  à commencer par Mu, Fils du Ciel (-1001/-947), qui lui offrit un banquet sur les rives du lac Yao ; en remerciement de quoi Xiwangmu lui souhaita de ne point mourir ; ce qui, venant d'elle, n'était pas à négliger...
Effectivement, l'esprit du roi Mu, transmis par le Mù Tiānzĭ zhuàn 穆天子伝 , "Tradition du roi Mu", n'a cessé de renaître à travers les siècles, et cela jusqu'à nos jours, puisque la célèbre manga Dragon ball en est l'ultime avatar. Cela passe notamment par le Mémoire sur les contrées occidentale (Xīyùjì 西域記) de Xuan Zang (602-664), le moine bouddhiste qui, parti de Chang'an en 629, s'en alla quérir les originaux sanscrits des classiques du bouddhisme, traversant les déserts de l'ouest et les cols à plus de 5000 m du Kunlun noir. Revenu près de vingt ans plus tard, en 646, il passa le restant de sa vie à les traduire en chinois. La relation de son voyage, le Mémoire sur les contrées occidentales, a inspiré plus tard ce qui fut à son tour la source d'inspiration de Dragon ball : la Pérégrination vers l'ouest (Xīyόujì 西遊記) de Wu Cheng'en (c. 1500-1582), l'un des plus grands romans d'aventures de la littérature chinoise.
"Son Gokû"
(ドラゴンボール / Akira Toriyama
Le personnage central de la Pérégrination vers l'ouest est le "Maître de la Loi du Tripitaka" Sān Zàng Fă Shī 三蔵法師, qui n'est autre que le moine Xuan Zang. Il est assisté de trois immortels aux pouvoirs extraordinaires, les sān shén xiān 三神仙, dont le singe Sun Wukong (孫悟空, Son Gokû en japonais), qui deviendra le héros principal de Dragon ball et dont les exploits enflamment aujourd'hui encore les cours de récréation de France et de Navarre. Sun Wukong, lui aussi, a rencontré Xiwangmu ; mais il est moins courtois que ne le fut le roi Mu, qui selon le Mù Tiānzĭ zhuàn "au jour faste jia zi (287e), fut l'hôte de Xiwangmu. Alors, il  se saisit d'une tablette d'investiture en jade blanc et d'une autre circulaire et noire pour son entrevue avec Xiwangmu. En signe d'amitié, il lui offrit mille cinq cent pieds de soie tissée de différentes couleurs (...) Xiwangmu salua par deux fois et les reçut" (traduction de Rémi Mathieu, Mémoires de l'Institut des hautes études chinoises, vol. IX, Collège de France, Paris, 1978, p. 44-47). Sun Wukong, lui, comme le relate la Pérégrination vers l'ouest au livre I, chapitre V, s'introduisit par ruse dans le verger de Xiwangmu, où celle-ci entretenait les pêchers de l'immortalité ; et il en mangea les fruits les plus mûrs, ceux-là justement que Xiwangmu destinait au banquet des immortels...
Trois mille ans après son périple dans les contrées de l'ouest, Mu, le Fils du ciel, vit toujours à travers ses avatars, dont le dernier en date est la traduction de Dragon ball  en chinois, sous le titre "Les sept boules du dragon, nouvelle version" (Xīnqīlόngqiú 新七龍球) ; sans compter les jeux de cartes Xīyόujì pūkè 西遊記撲克("poker de la Pérégrination vers l'ouest"), qu'on trouve partout en Chine. Cela valait la peine de rendre visite à Xiwangmu...

5. Dans un jardin de thé
Jardin et maison de thé « Shunsoro » / Urakusai Oda
Pourquoi, dans la Chine classique, est-ce à l'occident et non à l'orient que règne Xiwangmu? Fondamentalement parce que, sans doute, l'ouest est la direction du mystère de la mort précédant la renaissance du soleil ; et c'est de ce mystère que les contingences du milieu et de l'histoire ont peu à peu tissé les figures que l'on vient de voir. Celle de Xiwangmu, au départ, est loin d'être avenante : à l'époque des Royaumes combattants (-475/-421), le Livre des monts et des mers (Shānhăijīng 山海経) la décrit encore comme ayant forme humaine mais avec des crocs de tigre, des cheveux hirsutes et une queue de léopard. L'histoire du roi Mu, quant à elle, symbolise sans doute l'établissement des premières relations entre la civilisation chinoise et celles de l'Asie centrale dans les oasis de la Sérinde,  aux piémonts du Kunlun et du Tianshan, où plus tard circuleront régulièrement les caravanes de ce que le géographe allemand Ferdinand von Richthofen devait, au XIXe siècle, baptiser la Route de la soie.
C'est par là aussi que le bouddhisme a pénétré en Chine, vers le milieu du premier siècle de notre ère, à partir du Gandhara, région qui correspond au nord-ouest du Pakistan et à l'est de l'Afghanistan actuels, peu après que fut apparue dans cette région la doctrine de la Terre pure. Celle-ci s'est ensuite développée en Chine, sous le nom de Jìngtŭ zōng 浄土宗 (jp Jôdo shû). La "terre pure" est celle du bouddha Amithāba, "Lumière infinie", ce qui sera traduit en chinois par Wúliàngguāngfό 無量光仏 (jp Muryôkôbutsu) : mais son autre nom est "Vie infinie", Amithāyus, devenu en chinois Wúliàngshòu 無量寿 (jp Muryôju). Cette vie infinie, c'est ce dont on jouit dans la Terre pure, là-bas vers l'ouest, où la lumière et le bonheur sont également infinis. 
On se s'étonnera pas que cette vision se soit facilement greffée en Chine, où tout le territoire était depuis longtemps marqué par les tropismes que l'on vient de voir. Le couchant était déjà la direction d'où provenait la vie, et voilà qu'il devenait en outre la direction du paradis...
Plus tard en Chine, et a fortiori au Japon, c'est dans un syncrétisme de moins en moins conscient de ces origines que la doctrine de l'immortalité, celle de la Terre pure et d'autres encore ont profondément influencé l'esthétique des jardins. Le jardin de thé, par exemple, est une sorte d'analogue du cheminement qui, par les sentiers rocailleux des montagnes de l'ouest, permettra d'atteindre la délivrance, autrement dit la Terre pure. Le chemin qu'il y faut suivre n'en est pas un vraiment, ce sont des "pierres que l'on saute" (tobiishi 飛び石), de l'une à l'autre, un peu comme jadis on devait franchir les eaux vives de la montagne, sur la piste sauvage qui mène à la Femelle obscure. Le jardin lui-même porte le nom de roji 露地, "terre de rosée", ce qui symbolise la délivrance, ou plus exactement le chemin qui y mène, sens dans lequel roji s'écrit aussi 路地. La progression est structurée entre un "extérieur" (soto roji外露地) et un "intérieur" (uchi roji 内露地), qui sont séparés par une barrière. On franchit celle-ci par une porte au seuil marqué d'une "pierre du franchissement", norikoeishi 乗越え石, derrière laquelle, dans la cérémonie du thé, l'hôte accueille ses invités. Un peu comme, il y a longtemps, le Gardien de la Passe, Yin Xi, accueillit Laozi qui s'en allait vers l'ouest...  

Palaiseau, 20 novembre 2011.


Note bibliographique

Cet article aborde allusivement un grand nombre de thèmes. Pour ne pas alourdir le texte, seules ont été référencées les citations directes. On pourra trouver des développements plus explicites, et des références détaillées aux sources premières, dans mon livre Histoire de l'habitat idéal. De l'Orient vers l'Occident, Paris, Le Félin, 2011 ; ainsi que, pour le fengshui, dans mon article "Pourquoi cette vogue du fengshuiau XXIe siècle?", p. 149-168 dans Jean-Jacques WUNENBURGER et Valentina TIRLONI, dir., Esthétiques de l’espace. Occident et Orient, Paris, Mimesis, 2010.