mercredi 13 juin 2012

Coexister / M. Augendre

Le Seppuku de Namazu
"Le Seppuku de Namazu"
(source : Miyata Noboru et Takada Mamoru (1995)
Namazue: Shinsai to Nihon bunka. Tokyo: Ribun Shuppan)
Communication au Nichibunken, Kyôto, 12 mai 2012

Kyôson, 共存 : la coexistence


par Marie Augendre, Université de Lyon

Le panneau (voir, plus loin, figure 1) présente une photographie aérienne de la vallée de la Furano-gawa (Hokkaidô), barrée d’un dessin d’ouvrage sabô 砂防 (littéralement, de « protection contre les sédiments »). Il semble vouloir signifier que la coexistence entre les hommes, ningen 人間, et la nature, shizen* 自然, est matérialisée par ce triple barrage, effectivement érigé depuis dans la vallée forestière déserte. La rivière prend sa source sur les flancs du Tokachi-dake, un volcan parmi les plus actifs et surveillés de l’archipel. Son cours est entravé de nombreux ouvrages de défense, implantés en amont de Kami-Furano (上富良野町, 12 000 habitants). Le barrage est conçu pour atténuer les écoulements torrentiels et protéger la petite ville d’une coulée de boue d’origine volcanique, comme celle qui avait emporté 144 villageois et enseveli les terres agricoles en 1926 lorsqu'une éruption avait fait fondre brutalement le manteau neigeux. Autrement dit, cette construction de béton, qui a amplement transformé la configuration préalable de la vallée, serait un vecteur de la coexistence entre une nature parfois violente et la société aux prises avec elle.
En réalité, son rôle et sa signification vont bien au-delà des apparences immédiates. Si l’artificialisation de la vallée a d’abord pour but la protection des populations en aval, elle affiche aussi d’autres fonctions tout autant essentielles.
En effet, les barrages sabô constituent des moyens privilégiés, pour l’État central, de redistribuer les richesses du centre vers des périphéries vieillissantes et souvent en voie de dépeuplement, par le biais d’emplois dans les travaux publics. Ils manifestent également l’implication volontariste de la puissance publique dans la gestion du risque, en réponse à la demande de sécurité des riverains. 

Figure 1 : La coexistence vue par le bureau des travaux
publics d’Hokkaidô (antenne de Asahikawa). Panneau à l’entrée
du chantier d’un barrage sabô sur la rivière Furano, sur les flancs
du volcan actif Tokachi-dake (Chaîne des Daisetsu-zan).
(photo M. Augendre, sous licence CC)
La spatialité de la coexistence va de pair avec sa nature paradoxale ; elle émane autant de la fonction du barrage – contrer le cours naturel d’une rivière et non s’en accommoder – que de la séparation tangible que celui-ci constitue entre le territoire de la nature et celui des hommes, entre celui du danger et celui de la sécurité. La coexistence est donc une notion autant qu’un ensemble de dispositifs matériels. Plus exactement, il s’agit d’un élément de discours qui décrit au Japon un certain nombre de pratiques contemporaines ancrées dans l’espace. 

 Dans les sources japonaises universitaires ou administratives des trois dernières décennies[1], deux termes sont utilisés de manière conjointe, apparemment interchangeable, pour désigner la relation de la société à la nature qui correspondrait au substantif français « coexistence » : kyôson 共存 et kyôsei 共生. Dans les deux cas, kyô fait référence au caractère commun, collectif, réciproque, tandis que le second idéogramme désigne respectivement l’existence, l’être (son), ou la vie (sei). Kyôson (ou kyôzon), la coexistence, est « le fait de vivre soi-même ensemble avec les autres »[2] ou « pour deux entités ou plus, d’exister ensemble en même temps »[3]. Kyôsei, la symbiose au sens strict, correspond d’abord au « fait de vivre ensemble en un même lieu »[4]. Le sens principal, issu de la biologie, est le « phénomène par lequel des organismes vivants d’espèces différentes […] vivent en un même endroit, avec un lien physiologique actif »[5]. Deux formes sont distinguées, le mutualisme avec intérêts réciproques (kyôri kyôsei 共利共生) ou la symbiose à sens unique (henri kyôsei 片利共生), dont le parasitisme, kisei 寄生, est une forme. 

Namazu le sauveur
"Namazu le sauveur" (Edo - 1855)
(source)
Le sens premier de symbiose, emprunté à la biologie, est bien identique en français : la symbiose est une « association durable entre deux ou plusieurs organismes et profitable à chacun d'eux »[6], dans laquelle avantages et inconvénients réciproques s’équilibrent. Quant à la coexistence, c’est une « existence concomitante »[7], en communauté (c’est le sens du grec ancien sumbiôsis συμβιοσις), en même temps mais surtout au même endroit. Cette propriété fonde la spatialité de la coexistence, qui est un être et un vivre ensemble, un être et vivre avec. Au figuré, la coexistence est « fusion, union de plusieurs choses ; association étroite et harmonieuse entre des personnes ou des groupes de personnes »[8]. Il semblerait donc que cette notion ne soit pas propre à la spatialité japonaise, et il est frappant de retrouver dans la définition française la notion d’harmonie (wa*, 和) si fondamentale au Japon. Mais si elle s’applique en Occident à la société elle-même, par le biais de valeurs qui caractérisent le corps social ou qu’il lui conviendrait d’adopter avec la nature dans un cadre anthropocentré, cette dimension d’harmonie, d’entente et de coopération prend une autre dimension dans la société japonaise pétrie d’animisme, permettant d’envisager une relation à double sens entre l’homme et la nature. C’est ainsi que dans le Sakutei-ki, traité des jardins japonais de l’époque de Heian, il est question pour l’aménageur de « suivre ce que la pierre demande », c’est-à-dire d’être capable d’écouter son langage[9]. 

Cet ancrage à shizen* dont un sens désormais inusité est connoté au risque, avec l’idée de hasard ou de malheur[10] confère à la coexistence une double signification : d’une part, une vie en harmonie avec la nature considérée comme une partenaire ; de l’autre une forme d’adaptation au risque, terme qui n’a d’ailleurs pas de traduction littérale en japonais (hormis l’anglicisme リスク, saigai 災害 désignant plutôt la catastrophe naturelle, kiken 危険, le danger et zeijyakusei 脆弱性, la vulnérabilité). Coexister avec le risque revient à adopter des comportements de soumission, de transgression ou de négation, d’adaptation ou de fuite (reconquête ou abandon des lieux de vie). La coexistence se traduit ainsi par des gradients entre centre et périphérie[11] plus que des superpositions. Elle induit des dynamiques territoriales modulées par des facteurs locaux et temporaires. Le bloc central-insulaire contraste ainsi avec les îles éloignées, l’aire urbaine tokyoïte avec les espaces ruraux plus reculés ; selon les saisons ou suivant des évolutions à plus long terme, les lieux se densifient ou au contraire se dépeuplent. 

Figure 2 : La coexistence comme une relation complexe à la nature.
Dans un contexte international où la nature acquiert un statut de sujet, et où la soutenabilité devient une préoccupation politique consensuelle cristallisée par le développement durable et la patrimonialisation, la coexistence japonaise acquiert une actualité renouvelée. A l’échelle de l’archipel, qui a été frappé en 2011 par une catastrophe hybride majeure, où un séisme* et un tsunami hors norme se sont combinés à un accident nucléaire sans précédent, cette notion est pourtant mise à mal, et semble trouver ses limites. En tout cas, elle rappelle la dialogique du vivre ensemble (figure 2). Inversement, les estampes aux poissons-chats (namazu-e 鯰絵)qui ont circulé suite au séisme d’Edo en 1855 racontent à leur manière la capacité de toute catastrophe à rectifier le monde (yo-naoshi 世直し), et comment elle s’accompagne parfois de contreparties positives pour les survivants. 



[1] Il sera question ici de la spatialité qui a trait à l’archipel japonais, et non celle qui s’inscrit dans la sphère asiatique, quelques décennies plus tôt, soit pour désigner la coexistence pacifique invoquée dans un contexte de guerre froide, comme un effacement de l’impérialisme nippon d’avant 1945 (heiwa kyôson, 平和共存), soit en tant que prospérité mutuelle, appelée pendant la haute croissance pour tempérer son agressivité économique (kyôson kyôei 共存共栄). 
[2] KJ, 2002 : Jibun mo tanin mo tomodomoni seizonsuru koto 自分も他人も共々に生存すること.
[3] Ibid : Dôjini futatsuijô no mono ga tomoni sonzaisuru koto 同時に二つ以上のものが共に存在する こと.  
[4] Ibid : Tomo ni tokoro wo onajikushite seikatsu suru koto 共に所を同じくして生活すること.
[5] Ibid : Kôdôteki, seiriteki na musubitsuki wo mochi, hitotokoro ni seikatsushiteiru jôtai 行動的・ 生理的な 結びつきをもち、一所に生活している状態.
[7] Ibid.  
[8] Ibid. 
[9] Berque A., 1997, « Dresser les pierres ou le lieu de l’œuvre », Communications, 64, pp. 211-219.
[10] Ce sens est inexistant dans le chinois d’origine zì rán (A. Berque, communication orale). 
[11] Décliné en okuyama, satoyama, hitozato par Iwatsuki Kunio (2008).

Pour en savoir plus :  
BERQUE, A., (1986) : Le Sauvage et l'artifice. Les Japonais devant la nature, Gallimard, 314 p.
IWATSUKI K. (2008) : « Harmonious co-existence between nature and mankind: An ideal lifestyle for sustainability carried out in the traditional Japanese Spirit », 人と自然 Humans and Nature vol. 19, p. 1-18. Url : www.hitohaku.jp/research_collections/no19pdf/19-1.pdf

NdP : Autres estampes relatives au tremblement de terre de 1855, en ligne