mercredi 17 octobre 2012

Méso-logique / A. Berque


Henri Rousseau La gitane endormie
Henri Rousseau, La gitane endormie, 1897
(Source)
Colloque international De la nature à la technique : perspectives de la pensée et de la philosophie japonaises contemporaines. Université Laval, 10-12 octobre 2012

La méso-logique des milieux

環世界と風土の中論的論理

par Augustin BERQUE

§ 1. Décentrement de l’univers et recentrement du monde


Qu’entendait Husserl en posant que « l’arché-originaire Terre ne se meut pas » (die Ur-Arche Erde bewegt sich nicht)[1] ? Cette expression figure dans un manuscrit qu’il écrivit en mai 1934, sous le titre « Renversement de la doctrine copernicienne dans l’interprétation de la vision habituelle du monde. L’arché-originaire Terre ne se meut pas. Recherches fondamentales sur l’origine phénoménologique de la corporéité, de la spatialité de la nature au sens premier des sciences de la nature ».
            Ce renversement s’oppose explicitement à la légendaire protestation de Galilée, Eppur, si muove, que ce dernier aurait grommelée après avoir été forcé d’abjurer sa théorie héliocentrique lors de son procès devant l’Inquisition, en 1633. Trois siècles plus tard, Husserl pensait-il reprendre le géocentrisme antérieur à la révolution copernicienne, et plus largement nier l’apport de la révolution scientifique ? Non, bien entendu. Le renversement dont il parle n’est pas une négation de l’univers objectif, c’est un recentrement du monde vécu (Lebenswelt) équivalant à distinguer celui-ci de l’univers physique abstrait, que la révolution scientifique, au moins dans son principe, avait radicalement décentré en en faisant un pur objet. Ce renversement est donc un recentrement, mais qui n’abolit pas le décentrement de la vision scientifique moderne. Il en marque les limites, à savoir son incapacité à prendre en compte ce foyer objectif de toute phénoménalité qu’est l’existence concrète ; et ce qu’entend accomplir Husserl, c’est justement un tel recentrage phénoménologique.
            Dans le rapport de l’être humain à la nature, c’est bien là une révolution par rapport au dualisme du paradigme ontologique de la modernité, formulé par Descartes avec la distinction de la res cogitans et de la res extensa, autrement dit la dichotomie entre le subjectif et l’objectif. À cette opposition abstraite et réductrice, la phénoménologie entend substituer l’étude de « la manière propre dont chaque objet se constitue pour notre regard. Elle vise en ce sens à exprimer le réel à travers les liaisons qui nous le laissent connaître »[2]. Soit, pour ce qui nous concerne ici, les liaisons qui établissent à nos yeux la nature comme objet de conscience. Voilà qui est davantage qu’une position philosophique parmi d’autres. On peut en effet parler de « révolution phénoménologique » dans la mesure où l’œuvre de Husserl est contemporaine, et non indépendante, d’un changement profond dans la reine des sciences de la nature, la physique elle-même ; changement qui équivaut à un dépassement du paradigme moderne classique – celui de Képler, Galilée et Newton – tant à l’échelle de l’infiniment grand, avec la cosmologie einsteinienne, qu’à celle de l’infiniment petit, avec la mécanique quantique. En effet, l’un des protagonistes de ce dépassement, Werner Heisenberg (prix Nobel de physique en 1933), a pu en définir l’essence dans des termes qui évoquent directement les principes de la phénoménologie :

« S’il est permis de parler de l’image de la nature selon les sciences exactes de notre temps, il faut entendre par là, plutôt que l’image de la nature, l’image de nos rapports avec la nature. (…) C’est avant tout le réseau des rapports entre l’homme et la nature qui est la visée de cette science. (…) La science, cessant d’être le spectateur de la nature, se reconnaît elle-même comme partie des actions réciproques entre la nature et l’homme. La méthode scientifique, qui choisit, explique, ordonne, admet les limites qui lui sont imposées par le fait que l’emploi de la méthode transforme son objet, et que, par conséquent, la méthode ne peut plus se séparer de son objet »[3].

            Dans la mesure où la modernité se définit largement par les effets de la révolution scientifique et de son paradigme dualiste, c’est là un véritable « dépassement de la modernité ». Peut-on pour autant rapprocher ce dépassement de celui qui fut revendiqué par l’école de Kyôto sous le nom de kindai no chôkoku 近代の超克 ? J’aborderai ce problème sous l’angle spécifique de ce que Heisenberg appelle ici « le réseau des rapports entre l’homme et la nature », et Wormser un peu plus haut « les liaisons qui nous laissent connaître le réel ».  
    

§ 2. Uexküll : le monde ambiant du vivant


 
L’année même où Husserl écrit La Terre ne se meut pas, 1934, le naturaliste Jakob von Uexküll (1864-1944) publie Incursions en monde animal et en monde humain – Théorie de la signification (Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen – Bedeutungslehre)[4]. Il y résume l’apport de décennies de recherche, qui ont fait de lui le pionnier de l’éthologie. Ce qu’il y montre, c’est que la réalité, pour l’animal, est irréductible au donné universel de l’environnement, qu’il appelle Umgebung ; au contraire, toujours singulière et spécifique d’une certaine espèce, la réalité constitue ce qu’il appelle Umwelt, c’est-à-dire le milieu ou le monde ambiant propre à ladite espèce. Non seulement l’animal se comporte spécifiquement par rapport à son propre milieu, mais il est spécifiquement constitué de telle sorte que ce milieu soit le seul qui lui convienne, serait-il mortel pour toute autre espèce, en particulier selon nos critères. Uexküll pose la règle « Tous les sujets animaux, les plus simples comme les plus complexes, sont ajustés à leur milieu avec la même perfection »[5]. Cela vaut même si l’environnement est extrêmement contraignant ; d’où la règle dérivée : « environnement pessimal, milieu optimal »[6] – deux termes entre lesquels on serait tenté d’établir une liaison paradoxale sur laquelle nous reviendrons, celle que l’école de Kyôto formulait par soku

            Depuis les travaux d’Uexküll, les naturalistes n’ont effectivement cessé de découvrir des formes de vie dites extrémophiles, tel ce Pyrolobus fumarii qui est à l’aise en eau hyperthermale (il se reproduit encore à 113°), ou ce Thermococcus gammatolerans qui est non seulement thermophile, mais supporte en outre de fortes radiations. Cela concerne même des organismes pluricellulaires, tel le ver Alvinella pompejana, qui vit dans des cheminées hydrothermales à plus de 80°.

            Ainsi n’a pas cessé de se confirmer la règle qu’Uexküll a découverte : l’environnement (Umgebung) serait-il pessimal, le milieu (Umwelt) est optimal pour l’être concerné ; car il y a une adéquation mutuelle, un accord entre le milieu et l’espèce. Parler de « réalité objective » en l’affaire n’est qu’une abstraction : il est prouvé par l’expérimentation que, selon les termes d’Uexküll, « un animal ne peut entrer en relation avec un objet comme tel »[7]. Ce avec quoi il entre en relation, c’est-à-dire ce qui est pour lui la réalité, ce sont les choses propres à son milieu, pas les objets universels de l’environnement, tels qu’ils peuvent exister pour la science écologique.
            Donnons-en un exemple précis. Une radiation électromagnétique de λ = 700 nm (nanomètres) est une donnée physique universelle. Dans notre espèce, Homo sapiens, cette longueur d’onde est perçue comme la couleur rouge. Dans l’espèce Bos taurus (la vache), cette même longueur d’onde n’est pas perçue comme une couleur. Pour un taureau, le rouge n’existe pas. Il ne peut donc pas entrer en relation avec le rouge, comme dirait Uexküll. Ce qui l’excite, ce n’est pas la couleur de la muleta, ce sont les gesticulations du toréador. De même, l’œil humain ne perçoit pas les infrarouges, que perçoit l’œil du serpent. Il ne perçoit pas les ultraviolets, que perçoit l’œil du papillon. Etc. En outre, à cette spécification des choses propre à l’espèce humaine, se greffe une spécification supplémentaire, propre à chaque culture. Le rouge, par exemple, n’est pas la couleur des robes de mariées en Europe ; mais il l’est au Japon. Il est le signal de l’arrêt pour l’automobiliste moyen, mais pour les gardes rouges de la Révolution culturelle, il voulait dire : en avant ! Etc.
            Ainsi les choses concrètes, comme telles et non pas comme des objets, ne sont jamais ni universelles, ni neutres ; dès le niveau physiologique, elles sont toujours chargées d’un sens et d’une valeur spécifiques, ce qu’Uexküll appelle Ton (coloris, que je traduirai par pour-), et qu’il décline en diverses catégories : Esston (pour-manger), Schutzton (pour-se-défendre), Wohnton (pour-habiter), etc. En effet, ce Ton relève à l’évidence de l’intentionnalité husserlienne : c’est la teinte selon laquelle s’établit  l’objet pour la conscience d’un être vivant.
            L’on notera que ces coloris, ou teintes, se composent toujours, chez Uexküll, avec un verbe : essen (manger), schutzen (défendre), wohnen ( habiter), etc., c’est-à-dire ce que la grammaire japonaise appelle « mot de mouvement », dôshi 動詞. Il y a bien là une action en cours. Uexküll accentue même cet aspect actif en parlant aussi de Tönung, coloration ; p. ex. Esstönung, coloration d’alimentation, etc. Ladite action, en somme, est un procès en train de s’accomplir ; ce que je rapprocherai plus bas du concept de trajection. Nous sommes là très loin de la notion de substance. Les choses du milieu ne sont pas des objets substantiels, subsistant dans leur en-soi ; elles sont toujours en train de se faire dans leur interaction avec le sujet. Réciproquement, le sujet aussi est toujours en train de se faire dans son interaction avec les choses.  
            Du même pas, cela signifie que dans les milieux vivants, les changements ne relèvent pas seulement de la causalité, c’est-à-dire de la consécution mécanique, mais aussi de la motivation, c’est-à-dire de l’attente et de l’intention. Le sujet s’attend à ce que son milieu soit tel qu’il est, tandis que le milieu n’est tel qu’en fonction de cette attente. Le milieu n’est donc pas un simple donné (une Umgebung) ; il se construit dans sa relation avec le sujet, qui se construit lui-même dans sa relation avec le milieu. De là cette adéquation mutuelle entre l’animal et son milieu, qu’Uexküll a mise en évidence par l’expérimentation scientifique. 
      

§ 3. Devenir parce qu’il le fallait ?


 
Le mot qu’emploie la phénoménologie pour dire la relation à l’objet, Intentionalität, a comme on le sait une longue histoire. Étymologiquement, il vient du latin in-tendere, tendre vers. Il en est résulté une équivoque dans les langues latines, où intentionnalité peut avoir deux sens : soit « avoir l’intention de, viser à », soit, phénoménologiquement, « être en tension vers (un objet de conscience) ». Quoique l’allemand puisse distinguer le premier sens par Absicht, ce terme lui-même peut être aussi équivoque qu’Intention. Le Duden, Deutsches universal Wörterbuch (éd. 1989), définit le sens général d’Intention comme « Absicht, Bestreben, Vorhaben » (visée, effort, intention de), et celui de Absicht comme « Bestreben, Wollen, Plan » (effort, vouloir, plan). La phénoménologie francophone distinguera donc parfois entre « intention » et « intension » ; mais la réalité, c’est que les deux aspects se chevauchent largement, et que tous deux reviennent à la liaison qui s’établit entre un être et les choses de son milieu.

            Or cette liaison a un sens actif. Elle est transitive, c’est-à-dire qu’elle franchit (trans) une certaine limite pour aller (ire) quelque part. Quelle limite ? Celle justement qu’établit le dualisme entre l’objet substantiel qu’est la res extensa et le sujet non moins substantiel qu’est la res cogitans. Cette liaison transitive, c’est ce qui institue le milieu comme tel, c’est-à-dire comme autre chose que le donné objectif de l’environnement. Non seulement elle a du sens, mais elle va dans un certain sens. Le premier théoricien du paysage, Zong Bing (375-443), semble en avoir eu le pressentiment lorsqu’il posa, dans les premières lignes de son Introduction à la peinture de paysage (écrite vers 440) que, « quant au paysage, tout en ayant substance, il tend vers l’esprit » (zhi yu shanshui, zhi you er qu ling  至於山水、質有而趣霊). La substance ou l’en-soi de l’environnement correspond à ce qui pour Zong Bing est la forme matérielle (zhi ) du paysage ; mais il y a dans celui-ci un transitivité qui franchit les limites de cette forme objective pour « tendre vers » (qu ) ce qu’il appelle « esprit » (ling ), et qu’aujourd’hui nous pourrions bien considérer comme le domaine de la subjectivité.

            C’est dire qu’il y a dans le paysage, ou plus largement dans le milieu, à la fois l’identité de la substance (zhi), et le devenir du tendre-vers (qu). Le paysage est à la fois ce qu’il est, mais aussi ce qu’il devient en fonction de notre existence. C’est ce que corrobore, de fait, l’histoire du terme même de shanshui 山水 : avant le IVe siècle, il signifiait « les eaux de la montagne » ; puis, tout en gardant ce sens, il s’est mis à signifier aussi « paysage », comme en témoignent les poèmes recueillis lors de la fameuse réunion du Pavillon des orchidées (Lanting, 353)[8]. C’est du reste la première fois, dans l’histoire humaine, qu’est apparue la notion de paysage. Autrement dit, la substance de l’environnement, pourtant inchangée, s’est mise à exister en tant que paysage.
            Il y a là un problème logique, qui n’est autre que celui posé par le renversement husserlien : comment la vérité physique (l’identité à soi de la Terre qui tourne) devient-elle la vérité phénoménale (le rapport à notre existence de la Terre qui ne tourne pas) ? Autrement dit, comment A peut-il être aussi non-A ?
            Ce problème fera l’objet du § 4 ; mais ce n’est pas seulement un problème de logique, c’est aussi un problème d’évolution et d’histoire. Avant que la planète ne devienne biosphère, il n’y avait que la Terre qui tourne ; puis, formant la biosphère, sont apparus les milieux du vivant, qui sont autre chose que l’environnement objectif ; et plus tard encore, dans certains milieux humains, l’environnement est apparu en tant que paysage (sous les Six Dynasties en Chine, à la Renaissance en Europe).
            Tout cela échappe au déterminisme, et relève de la contingence historique. Il y a en effet bien des milieux humains où n’existe ou n’existait pas la notion de paysage (à commencer par l’Europe avant la Renaissance, ou la Chine avant les Six Dynasties) ; et, en deçà, il y a beaucoup de planètes sans biosphère. Dans notre biosphère même, après chacune des cinq grandes extinctions de la vie, sont réapparues des espèces fort différentes, chacune avec son monde propre, à côté de celles qui ont subsisté comme le cœlacanthe (dont l’ordre remonte à 350 millions d’années et a donc survécu sans guère changer à trois extinctions, en particulier à celle du Permien qui supprima 95% des espèces marines). Cependant, comme on est toujours pris soi-même dans la transitivité d’un certain milieu, l’on a toujours tendance à confondre ses « colorations » (Tönungen) avec des en-soi, et par suite la contingence avec la détermination causale. C’est par exemple l’erreur que commit Watsuji Tetsurô (1889-1960) dans l’interprétation suivante (en parlant de la forme des arbres dans le paysage) :
Dans notre pays [au Japon], l’on ne peut obtenir qu’artificiellement des formes régulières, mais ici [en Europe], ce sont pour les végétaux des formes naturelles, et par suite ce sont justement les formes irrégulières qui ne sont pas naturelles. On peut aller jusqu’à dire que, tandis que dans notre pays l’artificiel et le rationnel sont liés, en Europe sont liés le naturel et le rationnel. (…) Là où les tempêtes sont rares, la forme des arbres devient rationnelle ; à savoir que là où la nature ne se montre pas violente, ses manifestations apparaissent rationnelles. 
     Il s’établit ainsi un lien entre le fait que la nature est docile et le fait qu’elle est rationnelle. L’on peut aisément y trouver des règles. Par suite, à traiter la nature selon ces règles, elle devient de plus en plus docile. Cela fait que l’homme est poussé à y chercher encore plus de règles. De ce point de vue, l’on comprendra facilement que les sciences de la nature européennes sont le produit d’un milieu bucolique[9].
On comparera ce passage avec ce jugement d’Hippocrate (v. -460/v. -360)) :
Si les Asiatiques sont moins belliqueux et d’un naturel plus doux que les Européens, la cause en est surtout d’origine climatique : les saisons, en effet, n’éprouvent pas de grandes vicissitudes, ni de chaud ni de froid, et leurs inégalités ne sont que peu sensibles. Là, point d’intelligence galvanique […]. Ce sont les changements du tout au tout qui, éveillant l’intelligence humaine, la tirent de sa torpeur […]. [En Europe] les vicissitudes sont considérables et fréquentes, les chaleurs fortes, les hivers rigoureux, les pluies abondantes ; puis surviennent des sécheresses prolongées et des vents qui multiplient et diversifient les alternatives atmosphériques […]. Les Européens sont plus belliqueux pour cette raison, et aussi par l’effet des institutions ; car ils ne sont pas, comme les Asiatiques, gouvernés par des rois ; et chez les hommes qui sont soumis à la royauté, le courage, ainsi que je l’ai déjà remarqué, fait nécessairement défaut[10].
            D’un autre point de vue encore, le géographe Yasuda Yoshinori, adepte du déterminisme environnemental, donne un interprétation de la révolution scientifique exactement opposée à celle de Watsuji (dont il se réclame par ailleurs), en l’attribuant à la dégradation climatique provoquée par le petit âge glaciaire[11]. Qu’on puisse ainsi faire dire à la nature n’importe quoi montre bien que ce qui parle en réalité, c’est la subjectivité humaine. Du reste, comme le montre l’histoire des idées, c’est Hippocrate en l’affaire (et pour cause : il était de ce milieu-là) qui suggère le mieux la motivation qui a poussé la pensée grecque à chercher, au-delà de la variabilité des phénomènes, des lois dans la nature ; mais il ne se pose justement pas la question !
           Si Watsuji tombe ici dans le déterminisme environnemental[12], il lui revient néanmoins d’avoir établi dans les sciences humaines, avec Fûdo (1935), une distinction homologue à celle que, dans les sciences de la nature, Uexküll a établie entre Umgebung (l’environnement) et Umwelt (le milieu) ; il distingue en effet catégoriquement shizen kankyô 自然環境 (l’environnement naturel) et fûdo 風土 (le milieu humain). Surtout, il lui revient d’avoir créé un concept qui rend ontologiquement compte de la relation entre l’être humain et son milieu : la médiance[13] (fûdosei 風土性), qu’il définit comme « le moment structurel de l’existence humaine (ningen sonzai no kôzô keiki  人間存在の構造契機) »[14]. « Moment » (keiki 契機) est ici entendu au sens mécanique d’une puissance de mouvoir. La médiance est donc en somme ce qui met en branle une « tension vers », ou, comme dirait Zong Bing, un qu , sinogramme qui en japonais se lit omomuki.
            Tension vers quoi ? Vers le devenir qui affecte la relation entre l’être et son milieu, i.e. la relation médiale. S’agissant du vivant en général, pour le naturaliste Imanishi Kinji (1902-1992), cette évolution est une « subjectivation de l’environnement, environnementalisation du sujet  (kankyô no shutaika, shutai no kankyôka 環境の主体化、主体の環境化) », formule qui revient souvent dans son œuvre. À peu de chose près, cela équivaut à l’« adéquation (Angemessenheit) » dont parle Uexküll, laquelle est à la fois un « être-à-la-mesure » (du milieu envers l’animal) et un « être-en-mesure » (de l’animal envers son milieu) ; autrement dit un ensemble de prises[15], ou d’affordances dans la terminologie de Gibson[16]. À la différence d’Uexküll, toutefois, Imanishi va donner à la transitivité de la relation médiale un sens carrément téléologique, en interprétant l’évolution des espèces comme un kawarubeku shite kawaru変わるべくして変わる, « changer parce qu’il le fallait », voire « devenir parce qu’il le fallait ». Ainsi :
En me demandant comment s’est accomplie l’émergence du genre humain, à savoir la bipédie, j’en suis venu à me satisfaire de la formule « l’enfant s’est mis debout parce qu’il le fallait »[17]. Certains y ont trouvé à redire, considérant que ce mondô digne du zen ne constituait pas une réponse scientifique. Par la suite, j’ai étendu cette interprétation, et me suis mis à dire que dans l’évolution, les espèces ont changé parce qu’elle le devaient. Certes, les critiques n’ont cessé de s’élever ; mais sans m’émouvoir, j’y réponds : « Qu’y a-t-il d’extraordinaire à changer parce qu’il le faut ? Votre corps aussi, en fait, ne change-t-il pas parce qu’il le doit ? »[18].
            Il va sans dire que ce finalisme ne relève pas du registre de la science moderne, dont la causalité n’admet que des consécutions mécaniques, pas des intentions ou des causes finales. Cependant, une logique propre y est à l’œuvre ; et c’est ce qu’il nous revient à présent d’éclairer.
   

§ 4. La méso-logique des milieux


 
Le concept de médiance équivaut à dire que l’être de l’humain ne se réduit pas au contour d’un corps animal, mais qu’il se déploie ek-sistentiellement dans un milieu. Cette conception est évidemment contraire au substantialisme individualiste et au matérialisme qui dominent la pensée occidentale moderne, particulièrement dans l’utilitarisme anglo-saxon ; mais elle est corroborée par de multiples approches[19]. L’une des plus remarquables est l’interprétation que l’anthropologue et préhistorien André Leroi-Gourhan (1911-1986) a faite de l’émergence de notre espèce, par l’extériorisation de certaines des fonctions du corps animal individuel en un corps social composé de systèmes techniques et symboliques, et effet en retour sur le corps animal[20]. Dans le même sens va la néoténie de l’humain : cet être n’est pas viable durant de longues années, pendant lesquelles il dépend des soins continus de son entourage et acquiert un appareillage collectif (langage, techniques etc.) qui lui permettent de devenir ce qu’il doit devenir : pleinement humain[21], ce qu’il n’est d’abord qu’en puissance. « En puissance » qui est décisif : effectivement à l’œuvre dans un certain milieu (humain en l’occurrence), il n’est rien dans le donné objectif de l’environnement. Autrement dit, la science en tant que telle ne peut pas le saisir[22].

            L’appareillage qui, chez l’humain, permet de réaliser cet « en puissance », n’est donc autre qu’un milieu humain ; à savoir notre corps médial, complément éco-techno-symbolique indispensable à notre corps animal individuel pour que nous puissions vivre. Or on voit que l’acquisition de ce corps médial relève d’une intentionnalité propre à l’espèce, qui tend à réaliser l’adéquation mutuelle des corps animaux individuels et du corps médial collectif, et qui est actualisée par chacun des individus représentant l’espèce. Il y a bien là, comme dirait Imanishi, un « devoir devenir », un narubeku shite naru qui à la fois médialise le sujet, et subjective le milieu ; car, sa vie durant, c’est spécifiquement selon les prises de son milieu que le sujet percevra les choses, non point comme une collection d’objets universels subsistant dans l’en-soi de la res extensa, i.e. dans l’étendue objective de l’Umgebung.  
            Ce devoir-devenir ne relève pas de la consécution mécanique, donc de la causalité au sens moderne, mais bien d’une motivation ou d’une finalité. Or celle-ci n’est pas seulement une visée de la conscience ; elle est inscrite dans la physiologie même du néotène humain. Dans l’émergence de notre espèce, il y a eu en effet interaction entre l’anthropisation du milieu par la technique, son humanisation par le symbole, et l’hominisation du corps animal par effet en retour. Si par exemple l’humain est capable de parler, ce n’est pas seulement parce que dans son enfance on lui apprend une ou des langues ; c’est d’abord parce que son corps, au fil de l’évolution, est génétiquement devenu capable de parler, alors que celui d’un singe ne l’est pas. Autrement dit, le devoir-parler s’est inscrit dans nos gènes, mais la pleine réalisation de cet en-puissance ne s’effectue que par l’entremise du corps médial (l’apprentissage d’une langue). Il y a ainsi médiance non seulement dans l’espace, entre corps animal et corps médial, mais aussi dans le temps, entre l’épigénèse (l’influence du milieu), la phylogénèse (l’évolution de l’espèce) et l’ontogénèse (la formation de l’organisme individuel) de chaque corps animal.  
            Or c’est grosso modo dans ce sens que vont ce que l’on a appelé en biologie la « révolution post-génomique », ainsi que l’essor de la génétique évolutive du développement (« évo-dévo »), avec le rôle croissant accordé à l’épigénétique, c’est-à-dire aux processus d’interaction avec le milieu[23]. Imanishi peut à certains égards apparaître comme un précurseur de cette évolution, bien qu’il en soit resté au stade de l’intuition et que son point de vue soit étranger à la démarche ordinaire de la science (insistons toutefois sur le fait qu’au moins en ce qui concerne la primatologie, sa méthode est aujourd’hui devenue paradigmatique)[24]. Grand lecteur de Nishida et de Tanabe dans sa jeunesse[25], Imanishi a subi en effet l’influence de ce que le premier nomma « logique du lieu » (basho no ronri場所の論理) ou « logique du prédicat » (jutsugo no ronri述語の論理), et le second « logique de l’espèce » (shu no ronri種の論理). Dans la mesure où il s’agit là des deux principaux représentants de l’école de Kyôto (Kyôto gakuha 京都学派), donc des principaux inspirateurs de l’idéologie du « dépassement de la modernité » (kindai no chôkoku 近代の超克)[26], l’on peut considérer que la « science naturelle » (shizengaku 自然学) revendiquée par Imanishi en est l’héritière en tant qu’elle s’oppose aux sciences de la nature (shizen no kagaku 自然の科学), et de ce fait même à la logique qui soutient celles-ci, à savoir la logique de l’identité et du tiers exclu, autrement dit la forclusion de la symbolicité qui a dominé la pensée européenne après Parménide[27], en particulier le mécanicisme moderne.
            Effectivement, la logique à l’œuvre dans le kawarubeku shite kawaru d’Imanishi revient à établir une homologie, entre le sujet (l’ontogenèse de l’organisme individuel) et l’espèce (la phylogenèse), qui est d’un côté une subsomption du sujet dans l’espèce, mais d’un autre côté une assimilation de l’espèce au sujet. « Sujet » non seulement au sens de spécimen, mais bien à celui de siège d’une subjectité (shutaisei 主体性), qu’Imanishi reconnaît au vivant à tous les niveaux de l’être, de la cellule à l’organisme et à l’espèce. Dire en effet que l’espèce doit changer (au niveau de la phylogenèse) comme l’individu doit changer (au niveau de l’ontogenèse), c’est bien mettre en œuvre une homologie par soku – un être-sans-l’être-tout-en-l’étant, autrement dit une logique du mais-aussi[28] –  entre l’organisme et l’espèce. 
            Une telle homologie revient implicitement au maître-mot de la pensée nishidienne, « l’un c’est le multiple, le multiple c’est l’un » (issoku ta, ta soku ichi 一即多、多即一), que celle-ci héritait du bouddhisme. Il va de soi qu’une pareille formule est inacceptable pour la mathêsis universalis de la science moderne, puisqu’en puissance elle abolit toute mesure, écrasant l’échelle des phénomènes dans un champ unitaire, où l’un serait l’autre, et l’autre l’un. C’est effectivement ce qui se produit dans la logique du prédicat nishidienne, comme dans celle de l’espèce tanabéenne, où le soku revient à un bond mystique dans l’absolu. Il s’agit cependant, chez Imanishi, des phénomènes concrets, et par conséquent toujours relatifs, dont s’occupent les sciences de la nature ; spécialement des rapports entre l’organisme et l’espèce, entre l’espèce et l’environnement, et entre les espèces. C’est dire qu’il s’agit bien de la très vieille question du milieu, que Platon posait déjà dans le Timée sous le nom de chôra, et dont son rationalisme a renoncé à saisir le « troisième et autre genre » (triton allo genos, 48 e 3), à la fois empreinte et matrice du devenir (genesis) des existants du monde sensible[29]. Pour Platon, et après lui pour toute la pensée européenne jusqu’au XXe siècle[30], ce troisième et autre genre est en effet demeuré comme un rêve[31], forclos par le principe du tiers exclu.
            Peut-on, alors, imaginer que la pensée japonaise, et spécialement cette « philosophia japonica » qu’un Nakazawa Shin.ichi pose en concurrente de la modernité occidentale[32], nous en offrirait la clef ? Ce troisième et autre genre qui est celui des milieux, entre A et non-A, le sujet et l’objet, la culture et la nature, l’individuel et le collectif, l’universel et le singulier…, l’école de Kyôto l’aurait-t-elle saisi, et aurait-t-elle du même coup vraiment « dépassé la modernité », qui se caractérise par son paradigme dualiste ?
            Je ne le crois pas, et cela du fait même que ses penseurs ont absolutisé le référent (le prédicat, l’espèce) qu’il se sont donné à la place de celui du paradigme moderne, à savoir l’objet du physicien, qui est le sujet du logicien : S. Le dualisme équivaut à une absolutisation de S, que cet S soit l’objet ou qu’il soit le sujet du cogito – l’incompatibilité de ces deux absolus concurrents étant justement ce qui fonde le dualisme. Nishida quant à lui absolutise le prédicat, P ; ce qui n’est autre qu’un renversement spéculaire, non pas un dépassement, du paradigme de la modernité (l’absolutisation de S). Qu’en est-il de la « médiation absolue » (zettai baikai 絶対媒介) que Tanabe attribue à l’espèce, entre l’universel et le singulier ? Comme la logique du prédicat, elle se ramène à l’invocation d’un néant absolu (zettai mu 絶対無) où il n’est pas difficile de reconnaître l’énantiomère de l’être absolu qui gît sous la « logique du sujet » (shugo no ronri 主語の論理) occidentale, autrement dit la logique de l’identité et du tiers exclu. Pour simplifier, disons que si la modernité, à la suite de Platon puis du christianisme, a absolutisé l’être (S), et de là la réalité physique (la Terre tourne), l’école de Kyôto, à la suite du bouddhisme et du taoïsme alliés dans le zen, a absolutisé le néant (P), et de là la réalité phénoménale (la Terre ne tourne pas).
            Ni l’une ni l’autre de ces deux absolutisations inverses, celle de l’être ou bien celle du néant, ne me semble en mesure de saisir la logique propre des milieux, qui n’est autre que celle de la réalité qui nous entoure. Cette réalité en effet suppose à la fois une vérité physique (la Terre tourne) et une vérité phénoménale (la Terre ne tourne pas). La logique du sujet ne peut saisir que la première, la logique du prédicat ou celle de l’espèce ne peuvent saisir que la seconde. Quant à elle, la vérité médiale, celle de la réalité tout court, repose sur un tétralemme qui allie les deux logiques ; soit les quatre lemmes A, non-A, ni A ni non-A, à la fois A et non-A – ce quatrième lemme, remarquons-le en passant, n’étant autre que la dimension symbolique, et en deçà métabolique, où A devient non-A ; ce qui sera l’occasion de rappeler que le métabolisme (où le non-vivant devient la vie de l’organisme) est la physiologie même de la vie, dans la relation de l’être à son milieu, lequel n’est tel qu’en fonction de ce métabolisme.  
            Dans la pensée japonaise du XXe siècle, le philosophe qui s’est approché le plus près de cette « lemmique » –  car il ne s’agit justement pas d’une « logique » au sens occidental, lequel découle de l’autonomisation du Logos par rapport à la réalité concrète –, c’est Yamanouchi Tokuryû (1890-1982), spécialement dans Logos et lemme (Rogosu to renma, 1974)[33], qu’il écrivit vers la fin de sa vie. Le lemme, du grec lambanein qui signifie « prendre », correspond effectivement aux prises de la relation médiale, qui échappent au Logos parce qu’elles sont à la fois empreinte et matrice, A et non-A. Ce n’est pas un hasard si Yamanouchi a pu penser cette lemmique, parce tout en connaissant parfaitement les classiques de la pensée orientale, particulièrement le bouddhisme du Grand Véhicule, il fut un éminent spécialiste de la pensée grecque. Lui non plus, toutefois, n’a pas véritablement pensé une logique des milieux – une méso-logique – ; car, en absolutisant pour finir le Vide bouddhique (), il accomplit le même bond mystique que Nishida ou Tanabe lorsqu’ils absolutisent le néant.
            Quant à elle, la mésologie – l’étude des milieux – ne saurait absolutiser ni S ni P, ni l’être ni le néant (ou le vide), ni même la médiation, car les relations concrètes qu’elle peut saisir se situent toujours en aval de P comme de S, termes qu’elle est obligée de présupposer, car elle se refuse à accomplir le bond mystique dont résulterait l’absolutisation de l’un ou bien de l’autre. De ce point de vue, la réalité se définit nécessairement comme le rapport de P (le phénoménal) à S (le physique), soit S en tant que P ; ce que représente la formule r = S/P. Dans ce rapport, il y a assomption de S en P. Ce n’est pas tout ; car, comme on l’a vu plus haut, il s’agit d’un procès toujours en train de se faire. Au fil de l’histoire (et, en deçà, au fil de l’évolution), la réalité S/P est indéfiniment reprise par de nouveaux prédicats de la part des existants successifs (la genesis dans le Timée) ; ce dont rend compte la formule (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’ etc. , où l’on voit que l’assomption de S en P est indéfiniment replacée en position de S’ (puis S’’, S’’’ etc.)  par rapport à P’, P’’, P’’’ etc . Autrement dit, P (P’, P’’, P’’’ etc.) est indéfiniment hypostasié (substantialisé)[34].
            Ce processus d’assomption de S en P qui se résout en hypostase de P en S’, c’est ce que la mésologie appelle trajection. La réalité n’est ni simplement physique (ou objective), ni simplement phénoménale (ou subjective), elle est trajective[35].
            S’agissant des milieux humains, concrètement, cela veut dire par exemple que le travail des générations antérieures est indéfiniment naturalisé – pris comme un donné, une Umgebung – par les générations ultérieures. C’est ainsi que les citadins d’aujourd’hui apprécient la campagne comme « la nature », alors que, pour s’en tenir à un pays comme la France, il y a 7000 ans de travail paysan là-dessous. L’ambivalence du sinogramme ye , qui désigne à la fois la campagne et la nature sauvage, ou celle de l’adjectif agreste en castillan, qui veut dire à la fois « champêtre » et « sauvage », témoignent de la même hypostase[36].
            S’agissant des milieux vivants en général, cette trajection n’est autre que l’évolution des espèces ; mais cette perspective demande à ce que je la travaille encore.

Palaiseau, 21  octobre 2012.


Géographe, orientaliste et philosophe, Augustin Berque est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Membre de l’Académie européenne, il a été en 2009 le premier occidental à recevoir le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie. Il est le directeur scientifique du site  www.mesologiques.fr.




[1] Edmund HUSSERL,  La Terre ne se meut pas (Die Ur-Arche Erde bewegt sich nicht, 1940), Paris, Minuit, 1989.
[2] Gérard WORMSER, entrée « Phénoménologie » dans Michel BLAY (dir.) Dictionnaire des concepts philosophiques, Paris, Larousse/CNRS éditions, 2006, p. 615.
[3] Werner HEISENBERG, La nature dans la physique contemporaine (Das Naturbild der heutigen Physik, 1955), Paris, Gallimard, 1962, p. 33-34.
[4] Traduit en français sous les titres Mondes animaux et monde humain, suivi de La théorie de la signification (Paris, Denoël, 1965 ; réédition Pocket, 2004), puis Milieu animal et milieu humain (Paris, Rivages, 2010).
[5] Uexküll, 2004, p. 24.
[6] Uexküll, 2004, p. 27 note 1. NB : le traducteur rend ici Umgebung par « entourage » ; je le rends par « environnement », ce terme s’étant imposé en écologie.
[7] 2004, p. 94.
[8] Sur cette évolution, v. mes La pensée paysagère, Paris, Archibooks, 2008, plus généralement  Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010, ou plus spécialement « From flood control to aesthetics », International Journal of Water Resources Management, vol. XXV, 2009, n°4, p. 585-591.
[9] Bokujôteki fûdo no sanbutsu 牧場的風土の産物. WATSUJI Tetsurô, Fûdo, le milieu humain (Fûdo, 1935), Paris, CNRS, 2011, p. 123-124.   
[10] HIPPOCRATE, Airs, eaux, lieux, traduit par Pierre Maréchaux, Paris, Payot et Rivages, 1996, p. 83, 96, 98. 
[11]  YASUDA Yoshinori, Nihon bunka no fûdo (Le milieu de la culture japonaise), Tokyo, Asakura shoten, 1992, p. 183 sqq.
[12] En contradiction avec la position théorique (celle d’une phénoménologie herméneutique) affichée au début de Fûdo, laquelle exclut catégoriquement le déterminisme en matière de milieux. Cette erreur vient de ce que, dans le cours de l’ouvrage, Watsuji confond l’herméneutique (saisir de l’intérieur une pensée autre) et l’introspection (l’analyse de ses propres impressions de voyageur). Yasuda quant à lui confond milieu (fûdo) et environnement (kankyô), que distingue Watsuji.
[13] Sur ce concept en français, v. mes Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986 ; Médiance, de milieu en paysage, Paris, Belin/RECLUS, 1990 ; et plus systématiquement Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000.
[14] WATSUJI, op. cit., p. 35.
[15] Sur ces prises médiales, ou prises écouménales, v. Médiance et Écoumène, op. cit.
[16] James GIBSON, The ecological approach to visual perception, Boston, Houghton & Mifflin, 1979.
[17] Akanbô wa tatsubeku shite tatta no de aru 赤ん坊は立つべくして立ったのである .
[18] IMANISHI Kinji, Shutaisei no shinkaron 『主体性の進化論』 (De la subjectité dans l’évolution), Tokyo, Chûôkôronsha, 1980, p. 202.
[19] Sur ce thème, v. Écoumène, op. cit.
[20] André LEROI-GOURHAN, Le geste et la parole, Paris, Albin Michel, 2 vol., 1964.
[21] Dany-Robert DUFOUR, On achève bien les hommes, Paris, Denoël, 2005.
[22] La bien nommée « éthique de l’environnement » bute irrécupérablement sur cet écueil (par exemple, pourquoi un humain dans le coma vaudrait-il davantage qu’un caniche conscient ?), qui n’est dépassable que par une éthique des milieux humains, comme je l’ai argumenté dans Être humains sur la terre. Principes d’éthique de l’écoumène, Paris, Gallimard, 1996.
[23] Cf. Luciano BOI, Epigenetic Phenomena, Chromatin Dynamics, and Gene Expression. New Theoretical Approaches in the Study of Living Systems, Rivista di Biologia / Biology Forum,  101 (3), 2008, p. 405-442 ; Andràs PALDI, L’Hérédité sans gènes, Paris, Le Pommier, 2009 ; Eva JABLONKA & Marion LAMBS, Evolution in four dimensions, Cambridge MA, MIT Press, 2005; et, plus en profondeur, Hervé LE GUYADER, Penser l’évolution, Paris, Imprimerie nationale, 2012, en particulier les chap. 18 à 20, autour de la question des boucles d’autoréférence, dont on a vu un exemple plus haut avec l’anthropisation/humanisation/hominisation qui a donné naissance à la fois à l’espèce humaine et à l’écoumène.
[24] Dès l’abord, les thèses d’Imanishi ont fait la risée des primatologues occidentaux pour leur « anthropomorphisme ». Or un demi-siècle plus tard, un Frans de Waal pouvait en écrire : “Imanishi’s approach to primate behavior amounts to a paradigmatic shift that today has been adopted by all of primatology and beyond” (Animal Cognition, 2003, 6 : 295 ).
[25] Cf. HONDA Yasuharu, Hyôden. Imanishi Kinji 『評伝.今西錦司』, Tokyo, Iwanami gendai bunko, 2012.
[26] Sur cette question, v. Augustin BERQUE (dir.), Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2000, 2 vol.
[27] Si l’on suit Arnaud VILLANI, Parménide. Le poème, suivi de Parménide ou la dénomination, Paris, Hermann, 2011, p. 66, « il s’agit, pour Parménide comme pour Héraclite, d’un même combat, déjà perdu. Ils entendent avertir une dernière fois, au moment où le Logos prend décidément le pas sur le mythos, que la symbolicité n’est pas démodée, et qu’elle devrait demeurer une pièce maîtresse de la pensée ». 
[28] Ce que, dans Être humains sur la Terre, op. cit., j’illustre par la figure de la bande de Moebius, qui en est une réalisation matérielle : suivre du doigt une face donne l’autre face, qui est néanmoins (soku) la même ; c’est-à-dire que, dans l’espace-temps concret du suivre-du-doigt, A soku non-A, tandis que dans l’arrêt sur objet moderne (qui fait abstraction du temps ; sur ce thème, v. Écoumène, op. cit.), la face A n’est pas son envers non-A. Elle ne l’est qu’en puissance, dans un milieu concret.  
[29] Sur ce thème, v. mon Écoumène, op. cit., chap. I, et plus particulièrement « La chôra chez Platon », p. 13-27 dans Thierry PAQUOT et Chris YOUNÈS (dir.) Espace et lieu dans la pensée occidentale, Paris, La Découverte, 2012. Rappelons qu’au début de Basho (1927), Nishida évoque explicitement la chôra, tout en distinguant son point de vue de celui de Platon.
[30] Où, fécondées par la physique quantique, l’on a vu apparaître des logiques n’excluant pas le tiers, notamment chez un Stéphane Lupasco. À ce sujet, v. Basarab NICOLESCU, Qu’est-ce que la réalité? Réflexions autour de l’œuvre de Stéphane Lupasco, Montréal, Liber, 2009.
[31] Oneiropoloumen blepontes (on rêve en la voyant), Timée, 52 b 3.
[32] NAKAZAWA Shin.ichi, Philosophia japonica『フィロソフィア.ヤポニカ』, Tokyo, Shûeisha, 2001. Il s’agit dans ce livre essentiellement de Tanabe et de Nishida, dont Nakazawa considère la pensée comme « amoderne » (hi-modan非モダン), c’est-à-dire ni prémoderne ni postmoderne, mais autre que moderne.
[33] Tokyo, Iwanami shoten. Sur Yamanouchi en français, v. Augustin BERQUE (dir.) De chose en fait, la question du milieu. Actes du colloque de Shin Hirayu, numéro spécial de la revue Ebisu (Maison franco-japonaise, Tokyo), sous presse.
[34] Rappelons que la relation métaphysique entre substance et accident est homologue à la relation logique entre sujet et prédicat. Le sujet, c’est la substance, et le prédicat l’insubstance.
[35] Pour une illustration de cette trajectivité dans le cas du Japon, v. mon Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986. Pour une théorie systématique, v. Écoumène, op. cit.
[36] Sur ces phénomènes, v. mon Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin ; et, s’agissant plus spécialement du rural, « Le rural, le sauvage, l’urbain », Études rurales, janvier-juin 2011, n° 187, p. 51-62.