mercredi 28 novembre 2012

La Cognition gestuelle / R. Jannel

La Cognition gestuelle Gérard Olivier
initialement publié dans Lectures

La Cognition gestuelle

Ou de l'écho à l'égo 

De Gérard Olivier, Grenoble, PUG, coll. « Sciences cognitives », 2012.
Compte rendu par Romaric Jannel


Les sciences humaines connaissent depuis un peu plus d’une décennie ce que l’on pourrait appeler un retour au corps. Tant en philosophie qu’en linguistique, en psychologie qu’en géographie, le corps retrouve peu à peu ses lettres de noblesse. Il les retrouve, puisque des travaux allant dans ce sens jonchent l’histoire des idées sans toutefois avoir connu le succès auquel ils auraient pu prétendre. Amorcés en 1998, les travaux de Gérard Olivier, Docteur en psychologie expérimentale et cognitive, participent pleinement de ce retour au corps ; il faut d’ailleurs ajouter au corps en action. Le corps n’est pas à entendre comme une masse quelconque positionnée dans le temps et dans l’espace. Il est à comprendre comme un organisme qui se meut, agissant non seulement sur le monde externe, mais également sur son monde interne.
Comprendre notre monde interne est depuis son origine l’objet de la psychologie, et plus récemment celui des sciences cognitives. Avec La Cognition gestuelle, Gérard Olivier entend promouvoir la théorie de la gestualité de la connaissance. Il n’est pas ici question d’une vaine démarche mercatique, il s’agit davantage de réunir, d’étayer et de poursuivre des travaux novateurs osant tordre le cou à des idées mécanicistes – idées anciennes réduisant, pour ce qui concerne les sciences cognitives, le cerveau à un système de traitement de l’information.

Avant d’entrer dans des détails théoriques, il faut mentionner quatre éléments. L’ensemble des grandes idées réunies dans ce livre sont illustrées. 51 figures viennent accompagner la bonne compréhension de cet essai. Ces figures sont explicitées et toujours opportunes. Le livre comprend une bibliographie assez riche et est complété d’un glossaire définissant les notions centrales de la thèse défendue par l’auteur. Une chose ternit quelque peu la lecture. Le livre présente quelques coquilles et fautes de frappe qui furent, à la lecture, assez désagréables.

Comprenant huit chapitres, l’essai de Gérard Olivier débute en précisant une chose aussi simple qu’essentielle : la connaissance repose sur l’altérité. Le connu d’un temps donné renvoie toujours à quelque chose. Dans la théorie de la gestualité de la connaissance, cette « altérité cognitive est par essence temporelle », puisque reposant sur « la répétition présente d’un mouvement passé ». Ce mouvement peut revêtir plusieurs apparences – e.g. il peut tout aussi bien s’agir d’un mouvement du corps que d’un influx nerveux. L’auteur poursuit ensuite son propos en présentant une seconde caractéristique à cette altérité : elle est autoréférentielle. Le cerveau est un lieu d’autognosies cinétiques, lieu où l’altérité cognitive temporelle s’exerce dans un « mouvement global de l’influx nerveux » par la répétition. L’alter cognitif et le présent ne font alors plus qu’un. Troisième propriété : l’altérité cognitive temporelle est autonome. Alors que l’altérité cognitive spatiale repose sur l’extérieur, nécessitant un point de vue externe, l’altérité cognitive temporelle s’exerçant par la répétition peut s’établir, comme le dit l’auteur, de manière endogène. Apparaît donc une primauté du temps sur l’espace rappelant quelque peu celle établie par Emmanuel Kant dans sa Critique de la raison pure.

L’auteur poursuit ensuite son entreprise rappelant les travaux du naturaliste Jakob Von Uexküll qui fit la distinction entre l’Umgebung, l’environnement objectif, et l’Umwelt, le monde ambiant propre à une espèce[1]. Reprenant ces notions, il formalise la notion de « monde inconçu » à comprendre comme un monde « sans témoin conscient ». Notion qu’il utilise alors pour défendre la thèse du réalisme hypothétique stipulant que le monde vécu est une version simplifiée du monde inconçu. Le monde inconçu n’est perçu par l’être conscient que par des « entités furtives », des mouvements. Il explique par suite le réel avec cette belle formule : « les expériences vécues du monde phénoménal ne sont que des avatars, émergeant, sous certaines conditions, de la répétition de mouvements furtifs du monde inconçu. » C’est bien sûr sur cette idée que repose, comme l’auteur l’indique, la théorie de la gestualité de la connaissance.

Dans la théorie de la gestualité de la connaissance, les activations sensorielles et le mouvement cognitif global sont concomitants et « accompagnent en temps réel l’exécution de la sélection gestuelle ». Cette thèse suppose naturellement la concrescence d’un vivant donné et de son monde ambiant. En outre, il montre l’importance de l’émotion dans la modulation de l’activité neuronale. Sans même entrer dans l’explication des phénomènes cognitifs décrits par Gérard Olivier, il apparaît clairement ici que la cognition gestuelle implique bien plus qu’un simple système de gestion de l’information, dont les modèles ne parviennent pas à expliquer de manière convaincante l’ensemble des fonctions cognitives. Qui plus est, certaines idées présentées dans ce livre se rapprochent des études les plus novatrices relatives aux milieux humains. La « figuration par transitivité de l’objet du monde par la conscience » est proche du concept de trajection défendue par Augustin Berque. Et pour cause puisque ce qui semble guider ces deux auteurs, c’est une certaine vision phénoménologique de ce qui est communément défini comme le réel, mais qui est ici simplement un monde ambiant, un monde phénoménal.

Ayant présenté les bases théoriques de la gestualité de la connaissance, l’auteur entreprend une synthèse des travaux expérimentaux soutenant sa démarche. Il interroge tour à tour l’image mentale,  l’omniprésence de simulations gestuelles dans l’organisation cognitive passant, ce faisant, par la mémoire et l’attention. Précédant la conclusion de son propos, et comme ultime répétition d’un mouvement, l’auteur présente un petit historique des idées ayant concouru à l’émergence d’une telle théorie – datant les plus anciennes de la fin du XIXe siècle.

L’essai de Gérard Olivier propose ici une alternative crédible pour entendre les processus cognitifs sous un jour novateur et passionnant. Ce compte rendu de lecture ne fait pas état de l’ensemble des processus cognitifs explicités dans cet essai tant ils sont en nombre. De grands noms des sciences humaines, notamment philosophes, sont cités pour justifier et défendre la thèse de ce livre. Il conviendra parfaitement au lecteur novice (mais bien réveillé !). Les schémas présentés sont nombreux et éclairants ; ils facilitent la compréhension générale de l’ouvrage. Le phénoménologue, philosophe ou non, y trouvera matière à réflexion et à débat. Un livre à conseiller.




Référence électronique
Romaric Jannel, « Gérard Olivier, La Cognition gestuelle. Ou de l'écho à l'égo », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2012, mis en ligne le 24 septembre 2012, consulté le 23 novembre 2012. URL : http://lectures.revues.org/9285


[1] Jakob von Uexküll (trad. Charles Martin-Freville), Milieu animal et milieu humain, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2010 (Or. 1934).