mardi 10 septembre 2013

Puissance des formes, être des lieux / A. Berque

Trois racines, Saint-Cloud (1906) par Eugène Atge
Trois racines, Saint-Cloud (1906)
par Eugène Atget, Musée J. Paul Getty
(source)
Conférence à Cantercel (sens-espace@cantercel.org) le jeudi 18 juillet 2013

Puissance des formes, être des lieux : l’organicité des milieux humains

par Augustin Berque

            L’organique a un rapport avec la vie (en anglais organic farming correspond à notre « agriculture bio »). L’idée d’organicité en architecture s’opposera donc au fonctionnalisme mécaniste né du dualisme moderne. Il ne s’agit pas de retomber dans un animisme prémoderne ou dans un vitalisme ascientifique, mais de comprendre que les formes qui nous entourent, celles de notre milieu, ont un rapport intime avec notre vie. Commençons par ne pas confondre « milieu » (Umwelt, chez Uexküll), ce qui suppose l’existence d’un sujet individuel ou collectif, humain ou non-humain, et « environnement » (Umgebung), ce qui est un simple donné objectifié du « point de vue de nulle part » que s’est donné la science. La mésologie, étude des milieux, n’est pas l’écologie, étude de l’environnement.
Du point de vue de la mésologie, c’est notre propre vie qui anime les formes matérielles de notre milieu, parce que, contrairement au postulat du dualisme, notre être ne se limite pas au contour de notre corps individuel ; outre cette « moitié » individuelle, qui est notre corps animal, il a nécessairement une seconde « moitié », qui est notre corps médial, i.e. le système éco-techno-symbolique qu’est notre milieu. L’organicité en architecture, cela consiste à ne pas négliger le lien nécessaire entre ces deux « moitiés » de notre être, car c’est ce lien qui donne vie aux formes architecturales  [voir le texte ci-joint, « La puissance des formes »].
            Augustin Berque évoque ensuite quelques aspects de l’architecture japonaise, en rapport avec le thème de l’organicité :
            – Le courant métaboliste, illustré par Tange et ses disciples, a proposé des mégastructures dont on pouvait renouveler les « cellules », comme dans un organisme vivant. Le mouvement métaboliste comme tel s’est dissous après l’exposition universelle d’Ôsaka (1970), mais son inspiration a perduré par exemple chez Kurokawa, qui s’est fait le chantre de la « symbiose ». Mais, selon A. Berque, il n’y avait là rien de plus qu’une métaphore, autre nom du « chaos créatif » à la mode dans les années 80, et aboutissant à des propositions urbanistiques mégalomaniaques pour Tokyo, sans aucun fondement écologique, et qu’on ne peut donc tenir pour de l’organicité.
            – Le courant néo-métaboliste en revanche, avec sa pet architecture (« architecture toutou »), semble plus proche de l’organicité. Il s’agit de tirer le meilleur parti des espaces interstiticiels, à l’inverse des mégastructures à la Tange.
            Puis A. Berque en vient à des notions de la spatialité japonaise traditionnelle, comme le ma, espace-temps concret qui implique l’existence du sujet parmi les choses, établissant donc entre elles un lien vivant [voir le texte ci-joint, « Aida et ma »]. Cette implication de l’existence est illustrée par le haïku, forme de poésie brève (trois vers de 5-7-5 pieds) qui implique tout le milieu nippon, à travers la codification des « mots de saison » (kigo). Il n’est pas nécessaire d’expliciter la présence du locuteur, puisque les choses impliquent son existence.
            La langue japonaise elle-même montre la même tendance à impliquer l’existence du sujet vivant. En français, la structure de base binaire « S est P » (S : le sujet dont on parle, P : ce qu’on en dit, i.e. le prédicat) se tient toute seule, en japonais non : la structure de base est ternaire, « S est P pour I », où I est l’interprète du rapport entre S et P. Cet I est l’existant pour qui, concrètement, il y a un tel rapport. La structure binaire S-P est abstraite (l’interprète I s’est donné une position transcendante, hors de la scène), la structure ternaire S-I-P est concrète et organique. La transcendance de l’interprète, i.e. du sujet, c’est ce qui a engendré le dualisme moderne : se situant lui-même hors du monde, le sujet réduit  celui-ci à la mécanique d’un simple objet. Il réduit son milieu (Umwelt) à un simple environnement (Umgebung).
            L’idée générale de l’exposé, c’est que nous devons dépasser la vision que nous avons héritée du paradigme occidental moderne classique, établi au XVIIe siècle. Le principe de ce paradigme a été d’abstraire le sujet humain de son milieu organique, transformé de ce fait en un objet à la mécanique manipulable. Cette capacité d’abstraction a fait la grandeur de la modernité, car elle a permis toutes sortes de progrès sur tous les plans ; mais elle a aujourd’hui atteint des proportions qui menacent notre existence même. Nous devons donc travailler à dépasser ce paradigme, et le thème de l’organicité est une voie prometteuse à cet égard.