mercredi 16 octobre 2013

De l'acte artistique à un milieu humain / A. Berque

Mother and Child Fritz Stuckenberg
Mother and Child, Fritz Stuckenberg (1920)
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Symposium international
Développement humain et milieu de vie
Quels partenariats Université/Monde associatif à travers l’acte artistique ?
Armentières / Le Favril, 11-13 octobre 2013

De l’acte artistique à un milieu humain

par Augustin BERQUE

 

1. Le litige entre terre et monde

 

Beaucoup d’entre nous avons en mémoire au moins le titre d’un texte fameux de Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art (Der Ursprung des Kunstwerkes, 1935-1936). Il y est question d’un « litige » (Streit) obscur entre la terre et le monde, à propos duquel Heidegger écrit ceci :

Ce vers où l'œuvre se retire, et ce qu'elle fait ressortir par ce retrait, nous l'avons nommé la terre. Elle est ce qui, ressortant, reprend en son sein (das Hervorkommende-Bergende). La terre est l'afflux infatigué et inlassable de ce qui est là pour rien. Sur la terre et en elle, l'homme historial fonde son séjour dans le monde. Installant un monde, l'œuvre fait venir la terre (Indem das Werk eine Welt aufstellt, stellt es die Erde her). Ce faire-venir doit être pensé en un sens rigoureux. L'œuvre porte et maintient la terre elle-même dans l'ouvert d'un monde. L'œuvre libère la terre pour qu'elle soit une terre[1].

et plus loin ceci :

Monde et terre sont essentiellement différents l'un de l'autre, et cependant jamais séparés. Le monde se fonde sur la terre, et la terre surgit au travers du monde[2].

Ce propos énigmatique a été diversement commenté. Il s’éclaire grandement si on le rapproche de ce que Heidegger lui-même avait esquissé dans son cours de 1929-1930, publié après sa mort sous le titre Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude[3] (Die Grundebegriffe der Metaphysik. Welt-Endlichkeit-Einsamkeit, 1983). Dans ce cours, Heidegger se réfère abondamment aux travaux du naturaliste Jakob von Uexküll (1864-1944), sans toutefois se placer ouvertement dans la perspective de la mésologie (Umweltlehre) inaugurée par ce dernier. Il développe le concept d’« en-tant-que » (als), qui fait le lien entre le donné objectif de l’environnement (ce qu’Uexküll appelle l’Umgebung) et le monde ambiant, ou le milieu, tel qu’il existe concrètement tant pour l’animal, qui est « pauvre en monde » (Weltarm), que pour l’être existentiel de l’humain (le Dasein), qui est « formateur de monde » (Weltbildend). En somme, l’environnement existe (ek-siste)[4] en tant que milieu ou monde ambiant.
Cette distinction entre milieu et environnement est fondatrice. Elle a été introduite à peu près simultanément, dans les années vingt du siècle dernier, par Uexküll d’une part[5], de l’autre par le philosophe japonais Watsuji Tetsurô (1889-1960 ; le patronyme est Watsuji)[6]. Ce qu’Uexküll appelle Umgebung (le donné environnemental objectif), Watsuji l’appelle  shizen kankyô 自然環境 ; et ce qu’Uexküll appelle Umwelt (le monde ambiant, ou le milieu), Watsuji l’appelle fûdo 風土. Toutefois, leurs perspectives ne se situent pas au même niveau. Uexküll, même s’il s’occupe essentiellement des animaux (il est un des pères de l’éthologie), prend en compte le vivant en général, au niveau des différentes espèces, ce qui comprend aussi l’espèce humaine ; tandis que Watsuji considère exclusivement l’humain, au niveau des différentes cultures et non point de l’espèce Homo sapiens. Ainsi, fûdo ne signifie pas le milieu en général, mais exclusivement le milieu humain.
Cette homologie entre niveaux ontologiques différents montre néanmoins que le même principe est à l’œuvre aussi bien dans le vivant que dans la culture ; à savoir que le milieu est fonction d’un sujet, qui interprète celui-ci à la fois passivement et activement, et en fait ainsi autre chose que l’en-soi d’un objet. Uexküll a donc fondé ce qu’il nomme Umweltlehre (mésologie) sur une théorie de l’interprétation, qu’il nomme Bedeutungslehre, « étude de la signification ». Un même objet sera interprété différemment par des espèces différentes. Pour Uexküll, un animal ne peut donc pas entrer en relation avec un objet comme tel ; ce avec quoi il a concrètement affaire – ce qui existe pour lui –, c’est la réalité qui résulte de cette interprétation.
De son côté, Watsuji a introduit le concept de fûdosei 風土性, qu’il définit comme le « moment structurel de l’existence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機) ; à savoir comme le couplage dynamique, chez l’humain (ningen 人間), entre une dimension individuelle (le hito ) et une dimension collective (l’aida ). C’est à travers cet entrelien que s’établit la relation avec les choses de l’environnement, ce qui en fait un milieu humain (fûdo風土). Me fondant sur cette définition, j’ai traduit le concept de fûdosei par médiance, à partir du latin medietas, qui signifie « moitié ». Cela signifie que l’être humain, dans son unité, comporte deux « moitiés » complémentaires, l’une qui est l’individu, l’autre qui est son milieu. C’est cette complémentarité qu’étudie la mésologie, aussi bien au sens d’Umweltlehre (étude des milieux vivants, qui sont écologiques) que de fûdogaku (étude des milieux humains, qui sont éco-techno-symboliques).
Revenons à Heidegger. S’il met en avant la notion d’als (en tant que) dans son cours de 1929-1930, et s’il la rapproche même de l’énoncé « a est b », c’est-à-dire « a en tant que b », il ne développe pas plus avant la logique que cela implique ; et, préférant s’en tenir à une image sibylline, il n’en tire pas non plus parti quelques années plus tard à propos du « litige » que, selon lui, l’œuvre d’art suscite entre la terre et le monde. Je vais essayer de reprendre la chose du point de vue de la mésologie.

 

2. L’en-tant-que écouménal

 

Ce terme de mésologie a été proposé par le médecin Charles Robin lors de la séance inaugurale de la Société de biologie, le 7 juin 1848, pour signifier « étude des milieux ». Milieu était là entendu au sens actuel d’environnement, Robin ignorant la distinction qu’Uexküll et Watsuji introduiront plus tard entre les deux termes. J’ai repris la notion sur la base de cette distinction, d’abord à partir de Watsuji et de l’exemple japonais[7], puis de manière plus générale[8].
De ce point de vue, la thèse esquissée par Heidegger en termes abscons à propos du litige entre terre et monde doit être rapprochée, d’une part, de ce qu’il dit lui-même de l’en-tant-que (als), et d’autre part de la thèse de Nishida Kitarô selon laquelle le monde est un prédicat (jutsugo sekai 述語世界). Cette thèse est argumentée par Nishida dans Basho (1927)[9]. Le terme de basho 場所 est habituellement traduit par « lieu ». Je pense qu’il vaudrait mieux parler de champ, mais la traduction par « lieu » est entrée dans l’usage, notamment dans l’expression « logique du lieu » (basho no ronri  場所の論理), ce que Nishida nomme aussi « logique du prédicat » (jutsugo no ronri 述語の論理)[10]. N’entrons pas ici dans l’argumentation de Nishida, qui me semble n’être qu’un renversement spéculaire de la logique aristotélicienne[11]. Je retiens cependant l’idée fondatrice qu’est selon moi la thèse du monde comme prédicat. Pour la mésologie en effet, cela signifie que le monde est le prédicat selon lequel  nous saisissons cette base (cet ὑποκειμένον, i.e. ce sujet au sens logique : ce dont il s’agit) qu’est la Terre[12], ou la nature. Dans ce rapport S/P (S en tant que P), la Terre est donc en position de S, et le monde en position de P. Le rapport prédicatif « S en tant que P » veut alors dire : la Terre en tant que monde.
Vue sous cet angle, la thèse de Heidegger dans l’Origine de l’œuvre d’art signifierait donc que l’œuvre est ce qui ouvre un monde (P) à partir de la Terre (S) ; ou, pour emprunter le vocabulaire d’Uexküll, qui ouvre une certaine Umwelt à partir de l’Umgebung. Il est certainement possible d’interpréter autrement le propos volontairement obscur du « mage de la Forêt Noire », comme certains l’ont appelé ; du moins, l’interprétation que j’en fais ici se fonde-t-elle sur une construction rationnelle à partir des données expérimentales des sciences de la nature. Mais comment peut-on passer des sciences de la nature – par exemple du monde de la tique, le cas célèbre analysé par Uexküll – à la question de l’œuvre d’art ?
Du point de vue de la mésologie, l’œuvre d’art n’est qu’un comprimé, ou une expression paradigmatique, d’un principe extrêmement général, qui est l’œuvre de la vie à partir de la planète, à savoir la biosphère, puis l’œuvre humaine à partir de la biosphère, à savoir l’écoumène. La planète, environnement physico-chimique (S), est assumée en tant que ressource (P) par la vie, qui en fait la biosphère (S/P) ; et la biosphère, environnement écologique (S), est assumée en tant que ressource (P) par l’humanité, qui en fait l’écoumène (S/P), c’est-à-dire l’ensemble des milieux humains[13].
Cette assomption de S (la Terre) en tant que P (un monde humain), donnant ainsi naissance à l’écoumène (S/P), c’est ce que j’appelle l’en-tant-que écouménal. Cet en-tant-que (S en tant que P), c’est la réalité pour nous autres humains. La thèse que j’entends soutenir, c’est que l’œuvre d’art exprime par excellence cette assomption de la Terre en tant que monde, qui donne naissance à la réalité.

 

Autumn Flower, Paul Klee
Autumn Flower, Paul Klee (1922)
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3. L’œuvre d’art ouvre un monde

 

Une quinzaine d’années avant que Heidegger ne parle d’ouverture de monde par l’œuvre d’art, Paul Klee professait au Bauhaus une idée me semble-t-il assez voisine ; à savoir que l’art n’est pas une imitation de la réalité, mais rend visible une réalité autre que celle du monde ordinaire[14]. Voisine également me semble la thèse de l’artialisation, qu’Alain Roger a soutenue notamment à propos du paysage[15], et qu’il définit comme « processus artistique qui transforme et embellit la nature, soit directement (in situ), soit indirectement (in visu), au moyen de modèles »[16]. Dans les deux cas, en somme, l’art fait voir les choses autrement. L’une des plus anciennes illustrations de ce courant d’idées se trouve chez un poète des Six Dynasties de la Chine du Sud, Xie Lingyun (385-433), réputé comme le premier « poète paysagiste » (shanshui shiren 山水詩人). C’est à cette époque en effet qu’apparaît, pour la première fois au monde, la notion de paysage (shanshui 山水)[17]. Du point de vue de la mésologie, cette apparition relève d’un phénomène plus général, la cosmophanie, qui est l’apparaître d’un monde pour ceux qui habitent ce monde-là. La cosmophanie n’est qu’un autre nom de l’en-tant-que écouménal. En l’occurrence, l’environnement (S) est alors apparu en tant que paysage (P). Nous avons même une date assez précise pour cet événement : la fameuse réunion du Pavillon des Orchidées (Lanting), le 3e jour du 3e mois de 353, au cours de laquelle furent composés des poèmes où le mot shanshui, pour la première fois, fut indubitablement utilisé dans le sens de « paysage », alors qu’il voulait dire auparavant « les eaux de la montagne », i.e.  « torrent », sans connotation esthétique.
Or cet en-tant-que me semble avoir été pressenti par Xie Lingyun, qui, à propos du paysage, écrit ce qui suit dans un de ses poèmes :     

情用賞為美
Qing yong shang wei mei  
Le sentiment, par le goût, fait la beauté
事昧竟誰辨[18]
shi mei jing shei bian 
Chose obscure avant qu’on la dise

Ramenée en termes actuels, l’idée qui s’exprime dans ces deux vers, c’est que l’environnement n’est pas beau en lui-même ; c’est le goût (shang ), c’est-à-dire une certaine manière de sentir les choses, qui l’institue comme beau, donc en tant que paysage. Et pour que cette chose (S) advienne au grand jour, il faut qu’un poète la dise comme telle (P).
Ici, on le voit, c’est la poésie qui joue le rôle de l’œuvre d’art. Le monde qui s’ouvrit alors était promis à un bel avenir[19].

 

4. Ouvrir un monde, mais encore ?

 

Reprenons la citation de L’origine de l’œuvre d’art d’où nous sommes partis. Du point de vue mésologique, l’œuvre humaine devient l’interprétant par lequel S (la terre) est saisi en tant que P (le monde). Tirée hors de son être propre, la terre ek-siste en tant que monde, ce qui n’est pas son être propre. S n’est pas P. Tel est le litige : S existe en tant que P, mais il n’est pas P ; et du fait même de cette saisie en tant que ce qu’il n’est pas, il se retire dans son être propre.
Autrement dit, nous ne connaissons jamais la nature qu’en termes humains, qui sont notre monde. Et le rôle de l’œuvre d’art, à la pointe de l’œuvre humaine, c’est d’instaurer les termes de ce monde, instaurant du même coup notre milieu, c’est-à-dire la réalité comme rapport entre S et P : S en tant que P ; soit S/P. Ce qui excède les termes de cette saisie « est là pour rien », comme dit Heidegger. Hormis sa saisie en tant qu’Umwelt, pour l’être concerné, l’Umgebung est là pour rien.
Si le principe de cette opération – l’ouverture d’un monde – est accessible à la raison, autre chose est de le mettre en pratique. Comment peut-on créer un milieu à partir de l’acte artistique ? L’histoire de l’art et l’esthétique nous montrent, certes, que la chose s’est produite dans le passé. Panofsky a ainsi montré comment la mise au point de la perspective par la peinture aura été la « forme symbolique » avant-coureuse de l’avènement du sujet moderne[20], c’est-à-dire de l’ouverture du monde moderne, qui a engendré notre milieu de vie. Ce fut là toutefois un processus immensément complexe, étalé au moins sur plusieurs siècles. Une question de milieu et d’histoire, plutôt que d’« acte artistique » définissable. Un acte suppose un acteur, une action et un effet sur les choses. Or, dans les questions de milieu, il y a toujours non seulement action, mais aussi rétroaction. L’acteur est lui-même agi. Platon déjà s’en était rendu compte à propos de la chôra (χώρα), c’est-à-dire du milieu où existe la genesis (γένεσις), l’être relatif qui n’est que le reflet de l’être absolu. En effet, la chôra et la genesis sont à la fois l’empreinte et la matrice l’une de l’autre[21].
C’est dire que dans un milieu humain, les choses fonctionnent autrement que par la consécution mécanique d’une cause et d’un effet. Toute histoire est nécessairement contingente ; cela notamment parce que les milieux humains sont éco-techno-symboliques, donc nécessairement symboliques, et que les symboles sont toujours ambivalents. Ils sont toujours à la fois A et non-A, et leur interprétation dépend toujours d’une certaine subjectivité. Concrètement, le rapport S-P ne peut jamais être binaire, il est toujours ternaire : S est P pour I (l’interprète), c’est-à-dire S-I-P.
Cela signifie, pour ce qui nous concerne ici, que nul ne saura jamais prédire ce que sera l’effet d’un acte artistique. Tout dépendra toujours de la situation. Autrement dit, le casuisme s’impose en la matière. Le casuisme a mauvaise presse, mais ce qu’il veut dire en fait, c’est le respect de chaque cas, de chaque situation, de chaque site. Impossible d’appliquer des recettes passe-partout, il faut chaque fois inventer la méthode qui convient, de concert avec les acteurs concernés. Cela néanmoins ne veut pas dire faire n’importe quoi. Bien au contraire, cela suppose des principes.
Prenons l’exemple du jardin, qui, pour l’incidence sur le milieu, est à mi-chemin entre un minimum (par exemple une gravure dans un salon privé) et un maximum (par exemple un ouvrage d’art comme le viaduc de Millau). Voici bientôt un millénaire[22], le premier traité d’art des jardins japonais, le Sakuteiki 作庭記, dans son préambule, me semble avoir excellemment formulé les principes souhaitables pour que l’œuvre d’art embraye sur le milieu :

Pour dresser les pierres [i.e. faire un jardin], l’on doit avant tout se pénétrer des principes. Premièrement, en accord avec le relief et en se conformant à l’aspect de la mare, pour chaque lieu comme il se présente, on examinera tous les aspects de son caractère (fuzei 風情), en gardant à l’esprit les paysages naturels et en tâchant d’en rendre au plus près les lieux divers. Item, on fera le jardin en prenant modèle sur la manière des maîtres du passé, tout en exprimant son propre goût (fuzei) et en tenant compte de la volonté du maître des lieux. Item, on fera le jardin en assimilant et en harmonisant aux conditions locales les traits essentiels (ôsugata大姿) de divers sites renommés, dont on aura fait siens les lieux intéressants[23].  
           
Paraphrasons ce texte en termes contemporains :

Pour aménager un lieu, l’on doit avant tout se pénétrer de son sens.

Premièrement, le sens (fuzei 風情) des lieux et le sens (fuzei) de l’artiste, qui sont également précieux, doivent s’allier harmonieusement. L’artiste doit déployer imagination et sensibilité non moins pour créer que pour découvrir le caractère écologique et symbolique des lieux à aménager.

Item, le caractère des lieux et le goût de l’artiste, bien que particuliers, s’insèrent l’un et l’autre dans un milieu physique et social. L’artiste tiendra le plus grand compte de ce milieu.

Item, le milieu s’exprime d’abord par une demande sociale directe : ce sont les volontés du donneur d’ordre, dont l’artiste doit forcément tenir compte. Pour cela, il lui faudra faire jouer au meilleur coût les moyens disponibles en déployant toutes les ressources de la raison calculatrice. Celle-ci, néanmoins, n’est qu’un instrument, pas un orient.

Item, le milieu se traduit aussi dans un certain écosystème, dont l’artiste devra veiller à ne modifier qu’harmonieusement les agents. Il prendra grand soin de circonscrire les effets des perturbations que ses travaux provoquent, en les compensant au besoin par l’introduction de facteurs correctifs. En cela, il déploiera l’intelligence de la nature des choses ; car tel est l’orient de la science : le Vrai.

Item, l’artiste n’en doit pas moins tenir compte de la demande sociale latente, qu’il interprétera d’après les valeurs esthétiques et éthiques dont l’environnement déjà construit est l’une des manifestations. Toutefois, non moins qu’à la présence des choses, il doit être sensible aux représentations que la société concernée se fait de ces choses. En cela, il déploiera le champ des valeurs sociales ; car tel est l’orient de la morale : le Bien.

Item, l’artiste doit garder à l’esprit les formes maîtresses (ôsugata 大姿) des paysages de mémoire collective que lui évoquent les lieux à aménager, de manière à pouvoir y exprimer ces formes par voie de métaphore. Au moyen de telles prises, il articulera le paysage local aux motivations paysagères de la société concernée. Il lui faudra donc en reconnaître les motifs, ce pourquoi il sondera l’histoire des goûts de cette société. En poursuivant ces motifs par des formes nouvelles, l’artiste pourra simultanément valoriser le milieu au sein duquel son œuvre s’insère, et y faire ressortir le lieu particulier qu’il aménage ; car tel est l’orient de l’art : le Beau.

Voilà quels sont, du point de vue de la mésologie, les principes de l’expression créatrice. 

Palaiseau, 30 septembre 2013.


L’auteur. Né en 1942 à Rabat, Augustin Berque est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Géographe, orientaliste, philosophe, il promeut une mésologie héritière de l’Umweltlehre d’Uexküll et de la fûdogaku 風土学 de Watsuji. Membre de l’Académie européenne, il a été en 2009 le premier occidental à recevoir le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie. 



[1] Martin HEIDEGGER, L’origine de l’œuvre d’art, dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 49-50 (traduit par Wolfgang Brokmeier).
[2] Op. cit., p. 52.
[3] Paris, Gallimard, 1993
[4] J’interprète ainsi le « fait ressortir » et le « faire-venir » (herstellen) de la citation ci-dessus. La terre sort de son être propre pour advenir en tant que monde, mais de ce fait même, son être propre s’en distingue et se retire en soi-même. Je reviens plus bas sur ce point.
[5] Jakob von UEXKÜLL, Milieu animal et milieu humain, Paris, Payot & Rivages, 2010 (Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen, 1934). Je ne connais pas assez l’œuvre d’Uexküll pour dire à quel moment il a pour la première fois distingué l’Umwelt de l’Umgebung.
[6] WATSUJI Tetsurô, Fûdo. Le milieu humain, Paris, CNRS, 2011 (Fûdo, 1935).
[7] Augustin BERQUE, Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986.
[8] Augustin BERQUE, Médiance. De milieux en paysages, Paris, Belin/RECLUS, 1990 ; Être humains sur la Terre. Principes d’éthique de l’écoumène, Paris, Gallimard, 1996 ; Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000.
[9] Repris dans le vol. IV des œuvres complètes de Nishida, Nishida Kitarô zenshû, Tokyo, Iwanami, 1966.
[10] Sur ce thème, v. Augustin BERQUE (dir.) Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2000, 2  vol.
[11] Je m’en suis expliqué notamment dans Écoumène, op. cit.
[12] Avec un T majuscule, car il s’agit bien de la planète Terre.
[13] J’ai plus particulièrement développé cet argument dans Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, sous presse.
[14] Paul KLEE, Cours du Bauhaus, Weimar 1921-1922, Paris, Hazan, 2004.
[15] Alain ROGER, Nus et paysages. Essai sur la fonction de l’art, Paris, Aubier, 1978 ; Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997.
[16] Alain ROGER, entrée « artialisation », p. 30 dans Augustin BERQUE (dir.) Mouvance II. Soixante-dix mots pour le paysage, Paris, Editions de La Villette, 2006.
[17] Sur les circonstances de cette apparition, v. Augustin BERQUE, Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010 ; Thinking through landscape, Abingdon, Routledge, 2013.
[18] Cité par OBI Kôichi, Sha Reiun, kodoku no sansui shijin (Xie Lingyun, le poète solitaire du paysage), Tokyo, Kyûko shoin, 1983, p. 179.
[19] C’est l’objet d’Histoire de l’habitat idéal, op. cit.
[20] Erwin PANOFSKY, La perspective comme forme symbolique, Paris, Minuit, 1975 (Die Perspektive als symbolische Form, 1927).
[21] V. Augustin BERQUE, La chôra chez Platon, p. 13-27 dans Thierry PAQUOT et Chris YOUNÈS (dir.) Espace et lieu dans la pensée occidentale, Paris, La Découverte, 2012.
[22] Le Sakuteiki (Notes sur l’art des jardins) est attribué à Tachibana no Toshitsuna (1028-1094). Il a été traduit par Michel VIEILLARD-BARON sous le titre De la création des jardins, Tokyo, Maison franco-japonaise, 1997.
[23] Je traduis d’après l’édition du texte ancien avec paraphrase en japonais moderne préparée pour le colloque sur le Sakuteiki : Taiyaku sakuteiki, Nihon Zôen Gakkai Jimusho Rengô, Kansai shibu, Ikeda-shi, 1977. J’ai commenté ce texte plus en détail dans Le sauvage et l’artifice, op. cit., p. 196 sqq, ainsi que dans les dernières pages de Médiance, op. cit.