mercredi 6 novembre 2013

Les arbres peuvent-ils mentir ? / A. Berque

Beech Grove Gustav Klimt
Beech Grove (Gustav Klimt, 1902)
Gemaldegalerie Neue Meister, Dresden, German
(source)
Paru dans Bûch’zine n° 4, numéro spécial sur les parquets de faux-bois, automne 2013, p. 5-8.

Les arbres peuvent-ils mentir ?

par Augustin Berque

            Les faux parquets, à l’origine, furent découpés sans doute par de faux parqueteurs dans de fausses planches, issues elles-mêmes de fausses billes tronçonnées dans de faux arbres. De fil en aiguille, on imagine des forêts de faux, comme il y en a effectivement aux environs de Reims, ville de Champagne voisine de Verzy. Ces faux-là, cependant, sont de vrais hêtres, et même de vrais êtres botaniques, ce qui leur vaut le nom de Fagus sylvatica var. tortuosa. Ils ne sont faux du reste que la moitié du temps, à savoir au pluriel, car au singulier on écrit « fau », ce que nul ne confondrait avec une faux, instrument aratoire, et encore moins avec l’adjectif faux, fausse, lequel, en revanche, peut s’appliquer de nos jours aux parquets. Or on ne peut pas faire de parquets avec un fau, c’est un arbre trop tortueux (c’est pourquoi on l’appelle aussi tortillard) : une fois il vous dit « OK ! », et la fois d’après « Basta ! ».



Sabine Breuillard
Sans titre (Sabine Breuillard, 2013)

On ne sait donc jamais à quoi s’en tenir, comme avec ces  flèches indicatrices, sur les sentiers de grande randonnée, que de gentils promeneurs, à l’intention des promeneurs suivants, s’amusent à tourner dans la mauvaise direction. Vous voulez atteindre l’oasis, car vous avez soif, mais ils vous envoient en plein désert. C’est ce qui jadis aurait bien pu arriver à Mu, Fils du Ciel, du moins s’il n’avait pas rencontré Xiwangmu, la Mère souveraine de l’Ouest, qui était une femme de terrain. Par rapport à nous, cela se passait vers l’est, tandis que par ici, l’on s’occupait à la guerre de Troie, ou sinon, à la rigueur, à échapper aux sortilèges de Circé. Quant à lui, Mu voulait justement aller vers l’ouest, pour voir comment les choses se présentent au delà du Pamir. Du côté du levant, quand on est à Kashgar, c’est le désert du Taklamakan ; mais du côté du couchant ? Il cheminait donc sur ce qui plus tard deviendrait la Route de la Soie, mais comme c’était la première fois, il ne savait pas trop s’il devait suivre le piémont du Tianshan ou celui du Kunlun. Entre les deux, il y a la mer de la Mort, Sihai, l’ancien nom du Taklamakan sur les cartes chinoises. Mauvais endroit, dont même les Ouigours se méfient (en ouigour, taklamakan signifie « là d’où l’on ne revient pas »). Heureusement pour Mu, il s’en fallait de deux millénaires, ou presque, pour que les Ouigours n’arrivassent dans la région, et, en bon explorateur, il faisait  donc route en fredonnant « I shall return », tout comme le général Douglas MacArthur après que, dans la nuit du 12 mars 1942 (date à laquelle, horresco referens, je n’étais qu’un fœtus de trois mois à peine), il eut été chassé de Corregidor par l’invasion nippone. Néanmoins, il nourrissait un doute quant à l’itinéraire à suivre. Il faut dire qu’à son époque, en Chine, personne ne faisait la distinction entre le Tianshan (la « Montagne du Ciel », 7439 m au Pic de la Victoire), qui est au nord du Taklamakan, et le Kunlun (7724 m au Kungur), qui est au sud. Tout cela s’appelait « Kunlun », autrement dit « l’Œuf originel » – car, comme vous le savez, 崑崙(kunlun) est de même étymologie que 混沌 (hundun), i.e. le chaos des origines, raison pour laquelle, dans Alice au pays des merveilles (à moins que ce ne soit, plutôt, De l’autre côté du miroir), Humpty Dumpty peut donner lieu à la comptine


Humpty Dumpty sat on a wall

Humpty Dumpty had a great fall 

All the king's horses and all the king's men

couldn't put Humpty together again

car, comme l’œuf primordial quand le roi de la mer du Nord et celui de la mer du Sud lui ouvrirent, dans sa tête d’œuf, les sept trous de la tête humaine (au dire du Zhuangzi), il se cassa et mourut. Autrement dit, au Chaos primordial succéda le Monde humain. Humpty Dumpty, cela va de soi, n’est qu’un autre nom de Hundun, prononcé à l’anglaise comme il se doit pour une nursery rhyme. Voilà donc ce que Mu était allé challenger vers l’ouest : trouver ce qu’il y a au-delà du Kunlun. Car, que peut-il donc bien y avoir au-delà du Chaos primordial ? Telle était la question, that was the question que se posait le Fils du Ciel.

Et voici ce qu’il trouva (ces deux photos ne sont pas de Mu, Fils du Ciel, mais de Sabine Breuillard) :

           
Sabine Breuillard
Sans titre (Sabine Breuillard, 2013)
Sabine Breuillard, slavisante de renom contemporaine de Vladimir Poutine, est de plus de trois 
millénaires postérieure à Mu, Fils du Ciel, mais elle a pu voir les mêmes arbres, viz. (abréviation ouigoure du latin videlicet, « on peut voir ») ces peupliers de l’Euphrate (Populus euphratica, également dits P. diversifolia) qui fréquentent les bords du Tarim. En effet, dit-on, ils mettent mille ans à grandir, mille ans à mourir et mille encore à pourrir. Le Tarim, fleuve de taille comparable au Danube, prend sa source par le Yarkand au flanc du Kunlun noir, dit aussi Karakoroum (8611 m au Dapsang, deuxième sommet de la planète), et, avant de se perdre dans les sables du Lob Nor, traverse le désert sur plus de deux mille kilomètres, comme un couloir de vie au beau milieu de la mort. C’est probablement cette voie que Mu dut être incité à suivre dans sa pérégrination vers l’ouest, car, comme tout fils du ciel une fois descendu sur terre, il avait souvent la pépie. Sur les bords du Tarim, donc, il rencontrait ces arbres que les Chinois nomment 胡楊 (huyang), peuplier de Barbarie. Nous disons bien, nous, « figuier de Barbarie » ! Mais pour les Chinois, la Barbarie, c’est vers les déserts du nord ou de l’ouest, en direction du Kunlun. Comme les Barbares aux yeux des Grecs, cependant, les Barbares à la chinoise sont des gens qui ne savent pas parler comme il faut, serait-ce en grec ou en chinois. Ce sont des bredouilleurs (telle est l’étymologie de « barbare », en grec), incapables de faire la distinction entre le premier ou le quatrième ton, sans parler – ils parlent effectivement avec difficulté, donc le moins possible – du second ni du troisième. Or, semble-t-il, le huyang est un arbre qui bredouille, incapable de faire la distinction entre une feuille étroite et une feuille large : il présente les deux (v. la 2e photo) ! Mais en réalité, il sait fort bien ce qu’il fait. Il a des feuilles larges pour dire au voyageur : arrête-toi un peu à l’ombre, et repose-toi ! Et des feuilles étroites comme des flèches, pour lui dire : le chemin, c’est par là, faut y aller !
            S’arrêter, ou continuer ? Douce est l’ombre du huyang, et d’une oasis à l’autre, longue la route à travers le désert brûlantTel est le dilemme que déjà Mu s’était posé, voici trois mille ans, et qu’aujourd’hui encore, on ne sait trop comment résoudre… Sans compter que l’on n’est jamais sûr que les feuilles étroites pointent dans la bonne direction ! Des fois qu’il nous raconte des craques, ce maudit huyang, et qu’on se retrouve en plein Taklamakan ?
Palaiseau, 19 janvier 2013.