mercredi 2 avril 2014

Préface à "Pour un vocabulaire de la spatialité japonaise" / A. Berque

Couple with a Standing Screen K. Utamaro
Couple with a Standing Screen (1797 ) K. Utamaro
Museum of Fine Arts, Boston
(source)
Préface à Pour un vocabulaire de la spatialité japonaise 
(dir. P. Bonnin)

par Augustin Berque

            Si la spatialité nippone fascine en Occident, c’est d’abord dans les milieux de l’architecture, comme il se doit puisque ce sont les architectes qui s’occupent de mettre l’espace en formes concrètes. On ne s’étonnera donc pas que ce soit un architecte, Philippe Bonnin, qui ait entrepris de réaliser un Vocabulaire de la spatialité japonaise. Mais pour cet architecte qui est aussi anthropologue, il ne pouvait s’agir seulement d’un dictionnaire de l’architecture japonaise. L’entreprise va bien au delà, car elle part d’une interrogation anthropologique sur ce que c’est concrètement que l’espace dans la culture nippone. Certes, on peut se poser une pareille question à propos de toutes les cultures humaines ; mais il y avait dans le cas du Japon des raisons plus pressantes de le faire. D’où l’intérêt tout particulier de ce Vocabulaire, qui réussit l’exploit d’y apporter une réponse coordonnant une approche pluridisciplinaire, ayant mobilisé pendant plusieurs années des dizaines de chercheurs venus de champs divers.
            Il y a aussi des raisons particulières pour que ce soit en français qu’un tel ouvrage ait été pour la première fois réalisé. Il existe certes en japonais de copieux dictionnaires touchant l’architecture, japonaise en particulier, mais ceci est un vocabulaire de la spatialité japonaise. L’angle d’approche n’est pas le même. La spatialité, c’est quelque chose à la fois d’antérieur et de sous-jacent à l’architecture, qui englobe l’architecture, mais aussi que l’architecture incarne par excellence. La spatialité, c’est le sens de l’espace dans une certaine culture, sens ayant ici pleinement ses trois acceptions d’orientation physique dans l’espace-temps, de capacité de sensation dans notre chair, et de signification mentale. Sous ces trois acceptions, le présent vocabulaire décline les multiples manifestations concrètes du sens de l’espace au Japon. Les raisons particulières de l’avoir fait d’abord en français, quant à elles, remontent sans doute une bonne génération en arrière, dans les années soixante-dix, décennie qui à cet égard a connu trois événements marquants. Ce fut d’abord, en 1970, la publication de L’Empire des signes, de Roland Barthes. L’un des intellectuels les plus en vue de cette époque y livrait ses impressions du Japon, impressions qui pour beaucoup relevaient de la spatialité, comme celle, devenue fameuse, du « centre vide » qui serait celui de Tokyo. Quelques années plus tard, en 1974, Henri Lefebvre publie La Production de l’espace, ouvrage séminal, qui constituait la première réflexion systématique sur la spatialité, et qui a profondément influencé, entre autres, les études françaises à propos du Japon. Puis surtout, vers la fin de la même décennie, à l’occasion du Festival d’automne 1978 à Paris, la fameuse exposition sur le Maespace-temps au Japon.
            Si cette exposition est restée dans les mémoires (elle a d’ailleurs, par la suite, voyagé dans le monde pendant une vingtaine d’années avant d’achever son parcours au Japon), ce n’est pas seulement parce que ses organisateurs – au premier chef son concepteur, l’architecte Isozaki Arata – avaient su réunir du côté japonais certains des people les plus en vue dans divers domaines artistiques illustrant la spatialité nippone ; c’est surtout, vu le lieu et l’occasion, qu’il avaient réussi le coup de maître d’accompagner les exemples disposés par l’exposition de commentaires manuscrits dus à l’auteur de L’Empire des signes. Que l’écriture ait été vraiment de la main de Roland Barthes prête encore à discussion, mais il était en tout cas l’auteur de ces petits textes, dont l’esprit répondait parfaitement à l’intention des organisateurs : intriguer le public, en déstabilisant ses repères. Si l’on peut douter que les visiteurs français, à l’issue de l’exposition, aient pu comprendre ce que c’était que le ma,  il est certain en revanche que beaucoup ont pu en garder la conviction que la spatialité japonaise avait quelque chose de mystérieusement attirant, et l’envie d’en savoir davantage.
            C’est très vraisemblablement cette envie d’en savoir davantage qui a conduit Philippe Bonnin à entreprendre la réalisation de ce Vocabulaire, lui qui au départ n’était pas spécialement tourné vers les études japonaises. Il a trouvé les raisons et l’énergie d’associer à cette entreprise, pour les faire travailler ensemble, des chercheurs qui, eux, s’étaient spécialisés dans ces études, mais jusque là dans des domaines trop divers pour qu’il pût en naître la synergie nécessaire. C’est bien là un travail pluridisciplinaire, comme l’exige un thème aussi complexe que la spatialité, mais un travail qui ne pouvait se passer de la vision intégratrice d’un maître d’œuvre. Non japonisant au départ, Philippe Bonnin aura ainsi marqué les études japonaises, qui désormais ne pourront se passer de ce Vocabulaire.
            Le « quelque chose de mystérieusement attirant » que j’évoquais plus haut sera bien entendu éclairé, dans ses multiples facettes, par les nombreuses entrées du Vocabulaire, mais il demande aussi une introduction plus synthétique ; et sans prétendre en posséder la clef, c’est ce que voudrais contribuer à suggérer dans cette préface. Pourquoi donc la spatialité japonaise séduit-elle à ce point les Occidentaux, à travers ses multiples manifestations – des estampes qui suscitèrent le japonisme au XIXe siècle jusqu’à, ces derniers temps, la notoriété  internationale de nombre de starchitects issus de l’archipel ? Faisons l’hypothèse que le Japon, en l’affaire, est en quelque sorte complémentaire de l’Occident, parce que sa culture a exploré des voies que la modernité européenne s’est au contraire fermées. Notre modernité repose sur un paradigme logocentrique, dualiste et mécaniste. Si le logocentrisme remonte aux philosophes de la Grèce antique, le dualisme et le mécanicisme se sont affirmés avec la révolution scientifique du XVIIe siècle. Ce paradigme se caractérise en particulier, dans le dualisme cartésien, par la réduction de l’espace à une étendue neutre (l’extensio), strictement mesurable selon les coordonnées dites justement cartésiennes (l’abscisse, l’ordonnée, la cote), et abstraite de tout sentiment (c’est-à-dire abstraite du monde sensible). Avec la cosmologie newtonienne, l’espace devient même un absolu homogène, isotrope et infini, totalement abstrait de ce qui en fait la concrétude pour l’existence humaine.
            Or le Japon, vers la même époque, explore au contraire systématiquement ce qui fait cette concrétude et qui, à l’opposé du dualisme et du mécanicisme, l’embraye au vécu de l’existence humaine. À l’opposé de l’extensio et de l’espace absolu, c’est une recherche de ce que Heidegger aurait pu nommer la Gegendheit – la « contréité » de l’espace lié à l’existence humaine. Parmi ses multiples expressions, cette contréité se révèle dans un genre littéraire qui justement apparaît puis se développe à la même époque – celle de notre modernité – : le haïku. Celui-ci, notamment avec l’obligation d’employer dans chaque poème un « mot de saison » (kigo 季語), embraye nécessairement l’existence de l’auteur aux réalités de l’archipel ; à tel point que ces réalités, si intimement liées à cette existence, la dispensent de s’exprimer explicitement comme telle. L’auteur n’a pas besoin de se poser en lui-même par un « je » : il est implicitement présent dans la scène, dans le paysage – plus : il est la scène, il est le paysage.
            C’est cette contréité qui, plus directement en rapport avec la question de l’espace, a pu conduire à l’exploitation, en architecture par exemple, de concepts tels que le ma. Il n’y a là au fond rien de particulièrement « mystérieux », si ce n’est qu’une telle spatialité ne peut radicalement pas être saisie par le dualisme ni par le mécanicisme. Il va de soi cependant que la question est fort complexe, et que si par exemple, comme tel, le haïku apparaît aux temps modernes, il découle d’une longue histoire. La langue japonaise n’y est certainement pas étrangère, non plus que la place accordée au langage verbal au sein de la culture. D’avoir mis l’accent sur la contréité s’oppose en effet au logocentrisme qui marque la pensée européenne, et qui a permis les constructions abstraites d’où est issue la modernité. Ce qui doit, en Occident, se concentrer et s’expliciter dans un raisonnement verbal, voire dans un calcul, est dans la spatialité nippone immanent à la « contrée »  (Gegend), et n’a donc pas besoin de s’expliciter. C’est là diminuer la nécessité de l’expression verbale par rapport à d’autres vecteurs de l’existentialité humaine, mais aussi, dans l’expression verbale elle-même, y diminuer la nécessité d’exprimer distinctement l’existence du sujet locuteur. Celle-ci va de soi, parce qu’elle va concrètement avec les phénomènes de la contrée. Les structures de la langue s’y prêtent. En effet, la structure dyadique sujet-prédicat (S-P) qui, dans les grandes langues européennes, se suffit à elle-même et a non seulement fondé la grammaire, mais aussi la logique, fonctionne mal en japonais, où l’on trouve plutôt une structure triadique, S-I-P, où I est l’existant qui interprète nécessairement la scène où S est mis en rapport avec P. Si par exemple, en français, l’énoncé « Marie est triste », i.e. « S est P », se pose en lui-même sans aucun problème, un tel énoncé est impossible en japonais. On ne peut pas dire « Mari wa kanashii » (S est P), il faut dire « Mari wa kanashisô da », c’est-à-dire « Marie a l’air triste », soit «  S est P pour I ». 
            Ainsi, en japonais, la structure S-P ne se tient pas toute seule, c’est-à-dire dans l’abstrait ; elle a besoin de se référer à l’existence de I, qui concrètement énonce que S est P. Ce n’est là qu’une illustration verbale, parmi bien d’autres, de la spatialité nippone ; il tend à en aller de même dans toute l’organisation de l’espace au Japon ; à savoir que l’extensio ne peut s’abstraire de la contrée originelle où l’existence humaine est immanente au choses, lesquelles ne peuvent donc pas être réduites à de simples objets dans l’étendue. Ce parti de la concrétude – plus : de la concrescence, i.e. du « croître-ensemble » de l’existence humaine avec les choses –, en ce qu’il est diamétralement opposé au parti d’abstraction qui a fondé au contraire la modernité occidentale, voilà sans doute ce qui explique l’attirance que les Occidentaux, et en particulier les architectes, ont éprouvée pour la spatialité nippone. Voilà ce que le lecteur est maintenant invité à découvrir dans le détail de ce Vocabulaire.

        Augustin Berque