mercredi 19 novembre 2014

Légende de Jakbirk / A. Berque

Le souq d’Imintanout en 1952 Gouache de Pierre Lissac
Le souq d’Imintanout en 1952.
Gouache de Pierre Lissac (grand-père maternel d'A. Berque)
source
Ce texte a été lu à l’inauguration de l’Institut d’études avancée de Nantes, 5 allée Jacques-Berque (inaugurée par la même occasion). Il a été publié dans  Awal. Cahiers d’études berbères, n° 40-41 (2009-2010), p. 208-211, et repris dans Le 5, allée Jacques-Berque, Nantes, Coiffard, 2011, p. 41-46.

Légende de Jakbirk aux Aït Mhand

par Augustin Berque

Résumé – Ce texte rend compte de la découverte faite lors d’un séjour en avril 2007 dans les Seksawa, sur le terrain où Jacques Berque, deux générations auparavant, avait préparé sa thèse Structures sociales du Haut-Atlas alors qu’il était contrôleur civil de la circonscription d’Imintanout (1947-1953) : la légende du hakim Jakbirk était désormais inscrite dans ce paysage.

            Legenda, « les choses qu’il faut lire ». Ce qu’il faut lire à propos de ce mot, légende, c’est qu’il a été emprunté à la fin du XIIe siècle au latinlegenda, neutre pluriel substantivé de l’adjectif verbal de legere, « lire », avec le sens de « vie de saint ». Il fallait en principe être clerc, et donc savoir lire, pour dire une légende ; mais en ces temps-là, heureusement, les légendes n’étaient pas seulement écrites en lettres latines sur des parchemins ; elles étaient inscrites en chaque lieu, manifestées par la terre même. Le paysage était donc une morale : chaque lieu y était un enseignement, car les faits du passé y étaient la forme des choses présentes. Seule restriction à ces legenda : il fallait, pour les transmettre, les dire de vive voix. De voix vivante, et non de lettres outre-tombe.


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            Depuis ce temps (1947-1953) où Jacques Berque fut contrôleur civil de la circonscription d’Imintanout, près de deux générations s’étaient écoulées. Seuls les plus anciens pouvaient l’avoir  directement connu. Ceux qui, en ce mois d’avril 2007, nous parlaient de ces choses-là, ne les tenaient pour la plupart que de leurs parents. À leur tour, ils transmettaient la légende du hakim ; par exemple ce poème de danse, qui un jour de fête avait été composé en son honneur :
Mani (a snis) adar a yan imsaradn dar ifukku s lhaq, lbadl u rat-isawal (S’il vous plaît, les peintres, tracez la route [au lait de chaux] où notre seigneur le juge mettra ses pieds ! À qui porte plainte auprès de lui, justice sera rendue. Il ne dit que la vérité, il n’a jamais été injuste).
            Les pluies de soixante automnes, la neige de soixante hivers ont depuis longtemps effacé la route au lait de chaux, et comme le veut la coutume, le nom de la jeune fille qui lança le poème dans la danse n’a jamais été dit. C’est le chœur qui l’a repris, et c’est la légende qui l’a gardé.

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            Ijja, la doyenne plus que centenaire des Aït Mhand, se rappelle bien ce temps, où l’on respectait les saints. Et les saints protégeaient les Aït Mhand ! Pas comme aujourd’hui, où de jeunes intégristes ont supprimé les traditions… Jakbirk, lui, enlevait sa casquette en signe de respect, sur la piste menant au Tabgurt, chaque fois qu’il passait à Lalla Aziza. Sa mère était sûrement musulmane ! Il s’arrêtait souvent dans la mosquée, et donnait un peu d’argent pour les tolba. Il allait souvent aussi dans les écoles coraniques, et il y faisait passer des examens aux étudiants.
            À l’époque, la piste n’allait pas comme aujourd’hui jusqu’aux Aït Mhand. Il venait à cheval ; car même les chevaux venaient ici… Un jour, son cheval s’était échappé dans la montagne, et tout le village était parti à sa poursuite. Aujourd’hui les gens vont en voiture, et il y a des accidents. Autrefois, l’on ne mourait pas sur les routes, et les choses avaient du sens. Du temps de Jakbirk, avant la sécheresse, on dansait bien plus souvent l’ahwach. Il avait donné six mètres de tissu pour chaque danseur, pas seulement aux Taskiwin, et il avait dit : Laissez danser même ceux qui ne savent pas, ils nous font rire ! Et même les vieux voulaient danser…

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            Les choses qu’il faut lire dans le paysage des Aït Mhand nous disent que Jakbirk était un juste. La piste qui passe là-haut (fig. 1), c’est lui qui l’avait fait construire. Un jour, il devait repartir, pour aller à Iguntar ; or les paysans avaient mis leur noix à sécher sur la piste. Il était fâché, sa voiture ne pouvait plus passer. Mais il dit : Pour cette fois, laissez vos noix à sécher ! Et sa voiture était repartie dans l’autre sens, pour rejoindre Iguntar en faisant tout le tour par Imintanout et le Tizi Umasshu. Cela lui avait pris toute une journée…

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            Sur le chemin qui remontait jusqu’à la piste, Jakbirk allait souvent à pied ; car il avait pitié même des bêtes. Alors, dans les montées, les mokhazni allaient à pied aussi, et tout le monde était obligé de faire de même. Mais à l’amghar des Aït Musa, le cheikh Ali Chtittihi, qui était gros, il avait dit : Toi, tu peux rester sur ta mule ! 
            Un autre jour, où il avait fallu partir à l’aube, les serviteurs à pied n’avaient pas eu le temps de manger. Quand il l’apprit, il fit rebrousser chemin, pour qu’ils puissent prendre aussi leur repas.

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            Jakbirk aimait s’asseoir sous ce grand noyer aux troncs jumeaux (fig. 2). Là, il écoutait les anciens – il les consultait toujours, car il respectait les traditions –, et il conseillait les jeunes. Il avait recommandé de cultiver des pommes de terre pour mieux nourrir les enfants, et aussi des tomates, en sus des navets. Et il avait conseillé aux gens de ne pas vendre leurs noyers aux forestiers, qui venaient par la piste ; il y avait un entrepreneur de Bordeaux, avec un gros camion... Ceux qui ne l’ont pas écouté, et qui ont vendu leurs noyers, l’ont regretté par la suite.

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            L’on venait même des régions voisines pour avoir le jugement du hakim.
           Deux plaideurs se disputaient un jour devant Jakbirk. L’un disait avoir prêté de l’argent à l’autre, qui le niait. – N’y avait-il donc pas de témoin de votre transaction ? – Non, dit le prêteur, mais c’était près d’un rocher. –  Alors, lui dit Jakbirk, va chercher un peu de terre au pied de ce rocher, et rapporte-la ici ! L’homme s’en va. Passé un moment, Jakbirk se tourne vers l’autre plaideur, et lui demande : Penses-tu qu’il soit arrivé au rocher ? – Certainement pas encore, c’était un peu loin… – Ainsi, tu connais ce rocher ! C’est la preuve que tu as menti.

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            Une vieille était venue se plaindre : On m’a volé ma vache ! Jakbirk alla voir le taleb à la mosquée, et lui dit : Tu noteras par écrit le nom de la première personne qui viendra te questionner après mon départ. Jakbirk parti, un homme vint effectivement voir le taleb, et lui demanda : Qu’est-ce que te voulait le hakim ? Le taleb nota son nom. Plus tard, on apprit que cet homme s’était acoquiné avec deux autres pour voler la vache de la vieille.  

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            L’ancien impôt en nature avait été remplacé par le tamzught, l’impôt « par oreille » portant sur les hommes adultes, c’est-à-dire âgés de plus de dix-huit ans et en âge de faire le ramadan. Un certain jeune homme, dont on ne savait pas exactement la date de naissance, devait-il ou non payer l’impôt ? Jakbirk lui dit : Viens voir ! Et il lui pinça le nez. – Tu as le nez encore tendre, tu es trop jeune pour payer l’impôt ! Et il l’exempta.

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            Jakbirk n’aimait pas ceux qui médisent, les menteurs ni les voleurs. Il faisait régner la paix. Sur la place du marché d’Imintanout, il avait fait placer pendant plusieurs jours un pain de sucre, et personne ne l’avait volé.
            Il était comme un père, et les gens d’ici sont fiers de son souvenir. Vous qui êtes de la descendance de Jakbirk, vous êtes ici chez vous.

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            Jacques Berque quitta Imintanout au cours de l’été 1953. Il n’y est jamais retourné. Mais à sa mort, en 1995 à Saint-Julien-en-Born, sa dernière volonté fut d’être enterré dans son aselham – le manteau militaire bleu en poil de chèvre, dans lequel il s’enroulait par les nuits froides du Haut-Atlas.

Maurepas, 4 février 2008.