mercredi 4 mars 2015

La nature en fleur / A. Berque

Arrangement floral ikebana Yôshû Chikanobu
Arrangement floral ikebana,
Yôshû Chikanobu (1838-1912), (source)
Postface à Josui OSHIKAWA et Hazel H. GORHAM, 
Manual of Japanese flower arrangement, Paris, éditions B2, 2015 (1936)

 La nature en fleur

par Augustin Berque

   Curieuse aventure que celle de ce manuel d’ikébana (selon le Petit Larousse : « Art de la composition florale conforme aux traditions et à la philosophie japonaises, et obéissant, depuis le VIIe s., à des règles et à une symbolique codifiées »)… L’édition 1947 que j’ai entre les mains, publiée en anglais par Cosmo Publishing Company à Tokyo, a vu le jour alors que le Japon, écrasé sous les bombes deux ans auparavant, était sous occupation américaine. Or les deux auteures sont l’une japonaise, l’autre américaine, et elles ont travaillé en si parfaite harmonie qu’on se croirait sur une autre planète, où la guerre du Pacifique n’aurait jamais eu lieu. Certes, la première édition du livre datait d’avant la guerre ; mais justement, l’on dirait que rien ne s’est passé entre les deux. Hazel Gorham était l’épouse d’un ingénieur américain qui a longtemps vécu au Japon et a choisi, avec elle, de se faire naturaliser japonais en 1941, quelques mois avant Pearl Harbor. Elle a été l’élève d’Oshikawa Josui (dans l’ordre japonais, patronyme en premier). Celle-ci, quant à elle, était depuis 1930 l’iemoto (chef) de l’école d’ikébana Shôfûryû, une branche de l’école Ikénobô. L’ouvrage est leur œuvre commune, sans que l’on puisse distinguer ce qui revient à l’une ou à l’autre ; mais on peut évidemment supposer que l’écriture première, ou au moins l’orientation principale, revient à Oshikawa Josui, tandis que Hazel Gorham aurait travaillé surtout à la mise en forme de la version anglaise. Toutefois, ne voir en elle qu’une traductrice serait certainement sous-estimer son rôle, car, à son actif, elle a d’autres œuvres de son cru sur l’esthétique japonaise.
  Inutile de creuser la question : l’unité de l’ouvrage est évidente. L’atmosphère qui a présidé à sa rédaction pourrait excellemment être symbolisée par la composition du genre tomarifune dont le schéma se trouve p. 130 (dans l’édition 1947). Le terme tomarifune (止まり船), littéralement « bateau à l’ancre », signifie la paix, nous dit le texte. Le mouillage de ce bateau-là évoque sensiblement d’autres circonstances que celui des « bateaux noirs » (kurobune 黒舟) du commodore Perry, venus en 1853 intimider le Japon avec leurs gros canons à Uraga (dans l’actuelle baie de Tokyo),  ou, a fortiori, que celui de l’USS Missouri, à bord duquel le général Douglas McArthur fit signer la capitulation du Japon le 2 septembre 1945, toujours dans la baie de Tokyo. Près d’un siècle entre ces deux mouillages… mais le genre tomarifune, lui, aurait pu illustrer l’un comme l’autre, tant les kata – les formes matricielles – de l’ikébana se sont maintenues sur le long terme[1]. Du moins, c’est ce que nous dit encore ce manuel ; mais justement, l’édition 1947 paraît à un moment où beaucoup de choses vont changer. D’où son intérêt historique : ce qu’il nous montre, c’est bien à ce moment-là qu’il fallait le saisir. Avant que l’influence de l’Occident n’ait ébranlé les kata…
   Quelles sont donc ces formes matricielles ? Les deux auteures nous en donnent de nombreux exemples pour l’art floral, accompagnés de schémas fort éclairants, tout en nous laissant entendre que les kata sont une caractéristique des arts traditionnels au Japon dans divers domaines, allant des fleurs jusqu’aux aux arts martiaux. Elles n’entrent pas, toutefois, dans une analyse du kata en tant que tel. Or c’est un excellent révélateur de la culture japonaise en général, notamment dans son rapport à la nature. Au delà même, c’est le révélateur d’une structure ontologique d’autant plus intéressante qu’on pourrait la dire antipodale de celle qui s’est mise en place en Occident avec la modernité, et qui est centrée sur le sujet, dans son opposition à l’objet.
   Dans une étude sur Yanagi Sôetsu (1889-1961), qui remit à l’honneur les arts populaires dans le Japon moderne, Anne Sakai définit le kata comme : « la forme (…) que trouve toute chose en son accomplissement et son achèvement, et qui en tant que telle est immuable ; elle s’oppose à la forme momentanée, soumise au devenir, katachi (…). À travers la forme apparaît l’état qu’un phénomène ou une activité doit atteindre ; pour cela il est soumis à la loi de son devenir, et la forme qu’il atteint a elle-même force de loi : elle est ce à quoi un objet, en l’occurrence, doit se conformer, car tel est son devoir »[2]. Anne Sakai souligne à juste titre l’aspect contraignant de l’esthétique de Yanagi, sa condamnation de la liberté individuelle à l’occidentale, et le lien qu’il établit entre le collectif et le naturel : c’est en faisant taire sa personnalité que l’artisan permet à la nature de jaillir en lui.
   Voilà qui, certes, est à l’opposé de ce que nous pensons généralement du rapport entre la nature et la création artistique, comme le révèle par exemple une notion telle que le « génie ». Qu’il soit celui d’une personne individuelle ou celui d’un peuple, le génie est nécessairement singulier. Il exprime une nature propre. Le kata, en ce qu’il plie la forme individuelle à une forme commune, semble être à l’opposé. En outre, le fait que les arts traditionnels japonais soient appelés  – comme dans kadô (l’art des fleurs), sadô (l’art du thé), kendô (l’art du sabre), kyûdô (l’art de l’arc), jûdô (le judo), geidô (la voie des arts), etc. –, voilà qui connote la contrainte morale. En effet , c’est étymologiquement le chemin ; la voie, donc, mais la juste voie : celle dont il ne faut pas s’écarter.
   Or cette contrainte collective, dans les arts en question, c’est justement ce qui permet, soutient et structure la création individuelle. Il y a là antinomie, nous semblera-t-il au premier abord. Ce rapport entre le collectif et l’individuel a été minutieusement étudié par un maître de karaté – de karatedô 空手道 –, Tokitsu Kenji, dans une thèse soutenue en 1982 à l’Université René-Descartes (Paris V), Étude sur le rôle et les transformations de la culture traditionnelle dans la société japonaise contemporaine[3]. Dans les arts martiaux et notamment le karaté, un kata est une suite délimitée de formes d’une stabilité maximale : tel geste appelle immanquablement tel autre, quel que soit l’exécutant. Cette forme générale implique la possibilité que chaque exécutant s’y investisse à fond, et l’incarne donc lui-même, bien que cette forme lui ait été socialement transmise. L’exécution parfaite d’une technique est ainsi possible, au prix d’exercices indéfiniment répétés, que l’on accomplit pour eux-mêmes et non en fonction d’un but extérieur ; car le but est dans le kata lui-même. Il le doit ; car si le but était extérieur, ce ne pourrait être que la mort de l’adversaire.
   Dans l’art des fleurs, kadô (華道 ou 花道) – l’autre nom de l’ikébana –, ce n’est évidemment pas de mort qu’il s’agit. Encore que… Aussi bizarre que cela puisse nous paraître aujourd’hui, le kadô était avant Meiji étroitement associé aux budô (武道), les arts de combat, et cela justement parce que c’étaient dans les deux cas des , incarnant des valeurs morales. La discipline morale que s’imposait le guerrier (bushi 武士), c’était avant tout de servir son suzerain avec loyauté ; d’où l’autre appellation courante du guerrier, qui est entrée dans notre vocabulaire : le samouraï, mot qui vient d’un ancien verbe signifiant servir. Le samouraï devait bien entendu se former aux arts de combat (budô) ; mais s’il pratiquait aussi des arts comme celui des fleurs (kadô) ou celui du thé (sadô), qui dans le Japon d’aujourd’hui sont devenus presque exclusivement féminins, c’est parce qu’un , quel qu’il fût, visait à une maîtrise formelle où, dans les kata, s’accomplissait l’identification des trois grandes valeurs humaines : le Bien, le Beau, le Vrai. Autrement dit l’éthique, l’esthétique, et la vérité d’un accord entre l’individuel, le social et le naturel.
   Tel était l’idéal commun aux formes de ces divers arts ; et c’était à cela qu’il fallait se former, cela qu’il fallait former. Autrement dit, c’était un devoir. Voilà qui nous est aujourd’hui pratiquement inconcevable, et cela fondamentalement parce que la modernité a fait de la nature un objet, que cet objet s’oppose au social (la culture, la morale), auquel s’oppose l’individuel  (le génie propre), qui pour autant ne s’identifie pas à la nature, laquelle, en tant qu’objet, a été vidée de toute morale, etc., etc.. Or, pourrait-on dire schématiquement, l’idéal d’un , incarné dans ses kata, c’était, à l’inverse, d’accomplir l’identification de ces trois termes : le naturel, le social et l’individuel. Et c’est pour cela qu’un samouraï pouvait pratiquer l’art des fleurs : dans le du guerrier (le bushidô 武士道), l’impermanence des fleurs était par excellence le symbole du lien entre la vie et la mort, par les armes. Dans cette triade symbolique « vie (shô ) : armes (bu ) : mort (shi ) », chacun des trois termes exaltait les deux autres – tel est à peu près le message du plus célèbre des codes du guerrier, le Hagakure, qui s’est transmis secrètement pendant deux siècles dans le clan Nabeshima avant d’être connu du public sous Meiji.
   Ainsi, pour un guerrier, pratiquer l’ikébana pouvait signifier : se tenir prêt à mourir ; et cela d’autant plus directement que le terme même d’ikebana (生け花) veut étymologiquement dire « fleurs (hana) que l’on fait vivre (ike) ». Voilà qui, une fois de plus, va nous sembler paradoxal ; car pour faire une composition florale (un ikébana), ne doit-on pas justement tuer la fleur, en la coupant ? Mais penser ainsi, c’est ne pas voir que la mort et la vie peuvent justement s’identifier dans la fleur. Elles y sont une même chose. Et le dire, ce n’est pas verser dans les paradoxes dont est friande la « pensée orientale », qu’il s’agisse du bouddhisme comme du taoïsme : la biologie moderne ne nous enseigne-t-elle pas que c’est la vie elle-même qui a « inventé » la mort ? Non seulement parce qu’avant l’apparition de la vie, la mort n’existait pas, mais parce que l’évolution a institué le principe de la mort des individus pour mieux assurer la vie des espèces…
   Pourtant, même si la science nous montre que ce principe est à l’œuvre dans la nature, l’individualisme occidental moderne lui est foncièrement  rebelle. La vie, c’est pour nous celle de l’organisme individuel, et s’il y a une vie au delà de la mort, cela relève justement de l’au-delà – d’un au-delà transcendantal. Même Heidegger, le penseur qui a renversé l’ontologie d’où est né historiquement l’individualisme (celle du « je pense » individuel, dont l’âme transcende son propre corps), concevait le Dasein (l’être-là, par opposition à cet être sans corps et sans lieu) comme un « être-vers-la-mort » (sein zum Tode), chez lequel la mort est une limite absolue à la vie. Watsuji Tetsurô, penseur japonais qui était son contemporain exact (tous deux sont nés en 1889), a significativement opposé à cet être-vers-la-mort un « être-vers-la-vie » (sei e no sonzai 生への存在), soulignant que, si les personnes individuelles meurent, la vie de la société ne cesse pas pour autant ; et que c’est même de la mort (des individus) que vit la vie (de la société) qui à son tour permet que vivent les individus :

« Ici apparaîtra aussi clairement le caractère duel, fini-infini de l’existence humaine. L’individu meurt, le lien entre les individus change, mais tout en mourant et en changeant sans cesse, les individus vivent et leur entrelien (aida) continue. C’est dans le fait de finir sans cesse que celui-ci continue sans cesse. Ce qui, du point de vue de l’individu, est « être vers la mort », est « être vers la vie » du point de vue de la société. Ainsi, l’existence humaine est individuelle-sociale »[4].

   Il n’y a donc nulle antinomie à ce que l’art des fleurs, tout en tuant les fleurs, soit un ikebana – un art de faire vivre les fleurs. Et c’est là que les kata prennent tout leur sens ; car ces formes matricielles, ce sont justement les espèces – au sens biologique du terme – qui permettent que vivent les organismes individuels que sont chacune des compositions florales de l’ikébana, chacune à son tour faisant vivre les kata. Comme aurait pu l’écrire Watsuji, avec l’ikébana, c’est dans le fait que finissent sans cesse les formes singulières (sugata 姿) que continuent sans cesse les formes matricielles (kata).
   On comprendra sans peine que les sugata, ces formes singulières, ne sont autres que celles des compositions florales concrètes, chacune réalisée en un certain lieu à un certain moment par une certaine personne. Les kata en revanche transcendent le lieu, le moment et la personne. On pourrait dire aussi que ces formes matricielles sont des formes principielles, car elles sont effectivement sous-tendues par des principes. Or ces principes, quels sont-ils ?
   De tous, le principe plus général s’exprime dans l’appellation même d’ikébana. Il s’agit bien, littéralement, de « faire vivre la fleur » ; c’est-à-dire de rendre manifeste la vie de la fleur. Le terme ikebana n’est pas aussi ancien que le laissent croire les auteures du Manual of Japanese flower arrangement. Il s’est imposé au XVIIIe siècle seulement, et sa première occurrence semble se trouver dans un manuscrit daté de 1542, le Sennô kuden (« Tradition orale de Sennô ») [5].  Auparavant, l’on parlait de rikka (立花), sinogrammes également lus tatéhana ou tatébana, ce qui signifiait « dresser les fleurs ». L’idée de faire vivre les fleurs, par distinction avec celle de simplement les dresser dans un récipient, daterait donc de cette période que l’on a pu appeler « la Renaissance japonaise », c’est-à-dire ce seizième siècle – ou plus largement les époques Muromachi (1336-1568) et Momoyama (1568-1600) – où, effectivement, se sont épanouis la plupart des arts que, plus tard, l’on appellerait « arts traditionnels ». Ils ont tous en commun ce que j’ai pour ma part qualifié de « paradigme de la vie même »[6], et qui est pour ainsi dire aux antipodes exacts du paradigme mécaniste de la modernité, lequel, à peu près à la même époque, s’imposait en Europe.
   Il s’agit, en quelques mots, d’une saisie esthétique de l’univers naturel. « Esthétique » doit ici s’entendre non pas seulement comme « ce qui a trait au Beau », mais bien plus largement comme « ce qui touche à la faculté de sentir » ; c’est-à-dire à ce que les Grecs appelaient aisthêsis, et qui correspond au sentiment dans le vocabulaire de Descartes, à savoir au principe même de notre vie. Ce « sentiment »-là, c’est effectivement celui de la vie, et c’est ce dont, à l’inverse, le paradigme occidental moderne classique s’est abstrait pour saisir l’univers par les moyens de la raison et de la mesure, en réduisant pour cela les choses à des objets mécaniques ; c’est-à-dire par le dualisme. Les choses, au contraire, le paradigme nippon en a exalté le « sentiment », en inventant pour cela non seulement des concepts – tel le fameux mono no aware, « l’émouvance des choses » –, mais en organisant tout son milieu selon cette tendance, des manières de dire à celles de faire ; de faire, en particulier, vivre les fleurs.
   Comment fait-on donc vivre les fleurs ? Nos deux auteures sont là-dessus très claires. Il faut saisir le mouvement de la vie, sa dynamique. On vise là exactement l’inverse de l’arrêt sur objet qui caractérise le dualisme occidental moderne. C’est pourquoi, dans l’ikébana, l’on préfère le bouton de la fleur à la fleur elle-même : en la laissant progressivement s’épanouir, c’est le mouvement de la vie que l’on met en scène. Au contraire, le bouquet occidental s’attache à la fleur épanouie, arrêtée dans la splendeur d’un objet.
   Dans la même veine, les compositions de l’ikébana, au lieu de s’en tenir à la forme idéale de la fleur épanouie, abstraite de son milieu, préféreront évoquer les ensembles relationnels de la vie courante : pierres, herbes, mousses, branchages etc., sans se borner à la fleur. L’important, c’est le naturel, bien plus que la splendeur. Comme l’écrit Sano Yôko,

« Dans beaucoup manuels d’Ikebana, le maître enseigne surtout à ‘écouter’ les fleurs. Mais comment peut-on écouter une plante qui n’émet pas de son ? Cela peut en réalité s’interpréter dans le sens suivant : ‘écouter son cœur pour reproduire son milieu naturel’. Par exemple, dans l’un des plus anciens manuels existants de l’Ikebana, le Sendensho[7], on peut trouver des enseignements qui concernent le respect de la Nature, les environnements et les rapports de la plante avec les éléments constitutifs de son espace vital. Cela veut dire que cette plante n’est pas conçue isolée du reste du monde, mais dans son habitat. Ce manuel enseigne donc comment reconstruire un milieu et apprendre, à travers la pratique, la philosophie de la vie »[8].

   Corrélativement, nos deux auteures, en plus d’un passage, reviennent sur un principe fameux de Rikyû (1520-1591), le grand maître de l’art des fleurs comme de l’art du thé qu’il porta au paradigme : avec des choses ordinaires, faire des compositions créatrices. Car cela aussi, c’est le mouvement de la vie ; et l’on pourrait même dire que le déploiement, à partir de ces formes communes que sont les kata, vers ces formes originales que sont les sugata respectives des compositions concrètes, c’est le mouvement de la vie ; et qu’ainsi, loin de figer la forme dans le moule d’un modèle, le kata est la règle qui fonde la dynamique du sugata[9].
   Cela suppose, on vient de le voir, que le créateur « écoute » la fleur, autrement dit que le mouvement de sa propre vie s’identifie à celui de la fleur dans le mouvement d’une vie commune. C’est là un principe ancien de l’esthétique japonaise, qui, dès le Manyôshû (une anthologie poétique compilée au VIIIe siècle), le formule en quatre sinogrammes : 寄物陳思, lus mono ni yosete omoi wo nobu ; ce qui signifie faire dire aux choses ce que l’on éprouve soi-même. Pour cela, il faut bien entendu qu’il existe un langage commun entre la chose et le cœur humain ; par quoi la chose parlera au cœur, et le cœur dans la chose. Inutile de dire que ce rapport n’est pas celui du dualisme moderne, qui a mué les choses en objets muets.
   Or pour qu’il y ait langage, il faut non seulement que des relations stables soient établies entre signifiant et signifié, mais que les signes unissant ces deux termes soient organisés en une grammaire. À propos de langage en général, la sémiologie moderne (le structuralisme de la French theory en particulier), plutôt que de « grammaire », a beaucoup parlé de « code », cela sans doute parce que, sinon par métaphore, la grammaire nous semble naturellement réservée au seul langage verbal. En outre, la grammaire est pour nous une branche de savoir que des spécialistes ont élaborée à propos de la langue, souvent avec la volonté de régir celle-ci plutôt que de la décrire ; ce que l’on ne peut évidemment pas imputer à la nature, cet objet moderne conçu comme une mécanique aveugle.
   Rien de tout cela dans l’histoire qui a mené aux kata de l’ikébana et des autres arts traditionnels du Japon. Le kata, ici, est une règle grammaticale qui chevauche la distinction du naturel et de l’artificiel, et qui par là permet à la culture la plus élaborée d’exprimer le plus efficacement la nature. Là encore, on est aux antipodes de l’opposition occidentale moderne entre nature et culture. C’est Bashô (1644-1694), le grand maître du haïku, qui dans Oi no kobumi – un recueil de poèmes et de notes de voyage qu’il composa vers 1687-1688 – qui a exprimé cette assimilation avec le plus de force dans une injonction, de prime abord paradoxale, qu’il adresse à tout compositeur de haïku : « Sors de la sauvagerie, écarte-toi de la bête, et suis la nature, retourne à la nature ! »[10]. Pour nous, les sauvages et les bêtes étant du côté de la nature, il est inconcevable que s’en écarter soit revenir à la nature ; mais dans le monde de Bashô, le rapport entre nature et culture était autre. Les sauvages et les bêtes, ici, ce sont les mauvais poètes, incapables de tourner un bon haikai (l’ancien nom du haïku), parce qu’ils n’ont pas le raffinement nécessaire. Ce raffinement, c’est celui de la liberté du vent, le fûryû 風流 à quoi seul peut atteindre un véritable lettré. Le thème et le terme viennent du mouvement érémitique des mandarins de la Chine des Six-Dynasties (IIIe-VIe siècles pC) ; cela revient à dire que la nature n’est pas à la portée des ploucs, ceux qui « vivent à la campagne » (yabo 野暮), incapables de se dégager de la poussière mondaine. Pour suivre la nature, pour retourner à la nature, il faut être en réalité à la pointe de la culture.
   Or la culture, c’est une construction qui élabore ses propres règles, ses propres kata ; et comme, en l’affaire, le summum de la culture était de savoir dire la nature comme il convient, c’est l’expression du naturel qui a été le domaine privilégié des kata de la culture japonaise. Voilà pourquoi, dans l’ikébana où il s’agissait justement d’exprimer le naturel des fleurs, les kata ont été si prégnants qu’ils en sont devenus grammaire, avec toute une syntaxe et tout un vocabulaire, comme dans une véritable langue, ce à partir d’un structure de base trinitaire – aussi trinitaire que la structure S-V-C (sujet-verbe-complément) de notre propre grammaire –, qui est le shin-soe-tai (..). Nos deux auteures sont suffisamment prolixes à cet égard pour que je n’y revienne pas ici. Ajoutons seulement qu’avec un pareil outillage, « entendre » ce que disent les fleurs est aussi naturel que d’entendre ce que l’on vous dit dans une « langue naturelle », selon la bizarre expression des linguistes.
   Alors, que se passe-t-il si l’on se défait des kata ? Un bouleversement. Comme l’écrit Haijima Yôji[11],

« Au cours des six siècles de son histoire, l’ikebana a connu maintes variations de style. Aucune d’elles n’atteint cependant l’ampleur du bouleversement que cet art subit après la seconde guerre mondiale. Une révolution se produit alors, qui peut se résumer en un seul mot : on est passé d’un ikebana des kata (formes canoniques) à un ikebana des katachi (formes particulières). (…) Certes, l’effondrement des kata remonte bien avant 1945. Ce n’est cependant qu’après la guerre que l’émancipation de l’ikebana vis-à-vis des kata devient une figure centrale de sa thématique, changement à la suite duquel on se met à parler de ‘fleurs en liberté’ (jiyûbana) ».

   Nous ne résumerons pas ici cette évolution, dans laquelle il faudrait mentionner de nombreux courants dont certains continuent imperturbablement de pratiquer le shin-soe-tai avec tous les kata qui s’ensuivent, tandis que d’autres sont aux avant-gardes de l’art contemporain. Gageons simplement que l’ikébana, pour longtemps encore, méritera son nom d’art de faire vivre les fleurs.

Palaiseau, 15 février 2015.


Augustin Berque a écrit, entre autres, Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986 ; Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010 ; et Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014.




[1] On dira, pour simplifier beaucoup, que la langue japonaise utilise trois termes principaux pour dire « forme » : 1. kata , forme matricielle, moule, forme formante pour former d’autres formes ; 2. katachi , forme formée, forme en général ; 3. sugata 姿, forme singulière, forme propre et reconnaissable entre toutes.
[2] Anne SAKAI, « Yanagi Sôetsu, ou une esthétique par résonances », Critique, n° 454, mars 1985, 261-274, p. 271.
[3] Thèse dont les idées principales ont nourri plusieurs publications ultérieures de Tokitsu ; notamment La méthode des arts martiaux à main nue, Paris, Laffont, 1987, et Les katas, eBook, éditions Désiris, 2002.
[4] WATSUJI Tetsurô, Fûdo, le milieu humain, Paris, CNRS Éditions, 2011 (1935), p. 50.
[5] Selon  HAIJIMA Yôji, article « Fleurs (art des) » dans Augustin BERQUE (dir.) Dictionnaire de la civilisation japonaise, Paris, Hazan, 1994, p. 210.                                                                        
[6] Dans Augustin BERQUE, avec Maurice SAUZET, Le sens de l’espace au Japon. Vivre, penser, bâtir, Paris, Arguments, 2004, p. 146 sqq.
[7] (Note de Sano) 仙伝書 ou 仙伝抄. L’auteur de ce manuel est inconnu. C’est le plus ancien de ceux qui existent de nos jours. D’après l’annotation faite à la dernière page du livre, il a été (…) donné à Fuami en 1445 (…).
[8] SANO Yôko, « Ikebana. L’expression de la voix des fleurs », dans Augustin BERQUE, Alessia de BIASE, Philippe BONNIN (dir.), L’habiter dans sa poétique première. Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, Paris, Donner lieu, 2008, 64-80, p. 67.
[9] Mutatis mutandis, on pensera ici à Françoise CHOAY, La règle et le modèle. Sur la théorie de l’architecture et de l’urbanisme, Paris, Seuil, 1980.
[10] Iteki wo ide, chôjû wo hanarete, zôka ni shitagai, zôka ni kaere 夷狄を出、鳥獣を離れて造化に順ひ、造化に帰れ.
[11] Art. cit., p. 214