mardi 2 juin 2015

Formes empreintes, formes matrices, Asie orientale / Augustin Berque

Parution

Formes empreintes, formes matrices, Asie orientale

Augustin Berque

Résumé

La problématique du milieu a débuté en ce qui me concerne avec un séminaire collectif organisé en 1983-1984 à l’Ehess sur le thème «paysage empreinte, paysage matrice». Empreinte parce que, par la technique, les formes paysagères portent la marque des œuvres humaines (c’est l’anthropisation de l’environnement); matrice parce que, par le symbole, elles influencent nos manières de percevoir, de penser et d’agir (c’est l’humanisation de l’environnement); ce qui, à l’échelle de l’espèce, par effet en retour, a même entraîné l’hominisation (l’on adopte ici la thèse de Leroi-Gourhan).
L’ambivalence de ces formes actives et passives à la fois en fait des prises médiales, analogues aux affordances gibsoniennes, et relevant du syllemme (à la fois A et non-A) comme le «troisième et autre genre» (triton allo genos) de la chôra platonicienne, c’est-à-dire le monde sensible ou le milieu existentiel, qui est à la fois «l’empreinte sur la cire» et la «mère» ou la «nourrice», autrement dit à la fois l’empreinte et la matrice de l’être relatif, la genesis. Suivant la distinction opérée par Uexküll et Watsuji entre l’environnement comme donnée brute (Umgebung, shizen kankyô 自然環境) et le milieu (Umwelt, fûdo 風 土) corrélatif au sujet dont c’est le monde propre, on critique sous cet angle le mécanicisme de l’ortho- doxie néo-darwinienne, en réévaluant la notion de Selbstdarstellung (manifestation de soi) mise en avant par Portman à propos de la forme animale. Puis on propose un rapprochement de la notion de morphose (la morphogenèse revue en reconnaissant la phénoménalité du vivant) avec diverses notions relatives à la forme en Asie orientale, tels kata 型 (forme matricielle), katachi 形 (forme effective), sugata 姿 (aspect d’une forme singulière) en japonais, ainsi que le rapport entre « ce qui est en amont de la prise de forme » (xing er shang zhe 形而上 者) et « ce qui est en aval de la prise de forme » (xing er xia zhe 形 而下者) dans le Livre des mutations (le Yijing 易経), d’où Inoue Tetsujirô 井上哲次郎, sous Meiji, tira le néologisme de keijijôgaku 形而上学, par lequel il traduisit le terme allemand Metaphysik. On conclut en rapprochant, sous le concept de trajection, le principe de la phénoménalité de l’être, la notion d’évolution, celle de prédicat, celle Grand Symbole (大象 Daxiang) dans le taoïsme, et la projection de la forme platonicienne (eidos) dans l’être corrélatif à son milieu.

Extrait
(…) Or dans mon esprit, l’idée d’empreinte- matrice se situait résolument au-delà du dualisme.
Si j’employais encore le terme de co-détermination, c’était justement pour dire qu’il ne pouvait s’agir de déterminisme, mais aussi, inversement, que l’on ne pouvait non plus se contenter d’envisager une projection univoque de la culture sur la nature. Pour dire cela toutefois, le terme de co-détermination n’était qu’un pis-aller, où le « co- » était écrasé par le «-détermination». Or il s’agissait de bien autre chose, de quelque chose qui allât décidément au-delà du dualisme. Je ressentais donc le besoin d’un autre concept. C’est ce besoin qui me conduisit, l’été suivant (1984), à forger le terme de trajection alors que j’écrivais ce qui reste mon essai principal sur le milieu nippon. C’est très directement du besoin de qualifier une réa- lité moyenne entre le subjectif et l’objectif qu’est né ce terme de trajection, avec, corrélativement, trajectif et trajectivité, voire trajecter, que du reste on trouve déjà chez Montaigne au sens de «transporter». Mon essai portait en effet sur cette réalité moyenne, que j’appelais «milieu» en suivant l’usage traditionnel de la géographie francophone, mais cela dans le sens où Watsuji avait employé fûdo, et en confrontant systématiquement à propos de la nature une approche positiviste (universalisante) et une approche de phénoménologie herméneutique (centrée sur les Japonais). La question, c’était en effet de savoir comment on passe de l’environnement brut (cette Umgebung qu’est l’arc insulaire nippon, avec son relief, son climat, sa flore et sa faune) à un milieu humain (l’Umwelt propre à la culture japonaise); et je montrais que ce passage était ambivalent, car ce n’était ni simplement une détermination de la culture par la nature, ni simplement une projection de la culture sur la nature, mais un va-et-vient complexe où nature et culture se construisaient réciproquement dans une relation d’empreinte-matrice dont, en fin de compte, la nature était le «sujet ultime». Voilà ce que, désormais, j’ai appelé trajection.

Éditeur: Franciscopolis Éditions
Diffusion et distribution :
Les Presses du Réel (France), Ideabooks (Worldwide).
Impression & façonnage: Art et Caractère

ISBN 978-2-9544208-5-1
64 pages
Dimensions: 110X175mm
Prix France €7