mercredi 24 février 2016

Qu’est-ce qu’habiter la Terre à l’anthropocène ? / Augustin Berque

(source, Nini la caille)
Séminaire Habiter. L’encrage en littérature contemporaine (ENS, 45 rue d’Ulm, Paris, le 23 février 2016)
Qu’est-ce qu’habiter la Terre à l’anthropocène ?
par Augustin Berque

Sommaire – 1. Le lien écouménal ; 2. La demeure humaine ; 3. Habiter par le corps et par le bâtiment ; 4. Habiter en pureté ; 5. Le feu et le lieu ; 6. La contingence de l’habiter ; 7. Déploiement et inversion de l’habiter humain ; 8. Déshabiter la Terre : l’origine de l’anthropocène ; 9. Du mont Horeb à l’espace foutoir ; 10. Médiance et réhabitation de la Terre.


1. Le lien écouménal

Un jour ou l’autre, et sans doute plus d’une fois dans le présent séminaire, nous avons tous entendu ces vers de Hölderlin :

            Voll Verdienst, doch dichterisch wohnet     Plein de mérites, mais poétiquement habite
            Der Mensch auf dieser Erde.                       L’humain sur cette terre.

et c’est bien de cet habiter-là qu’il sera question aujourd’hui. Nous autres  humains habitons la Terre avec beaucoup de mérites – ce que nous méritent nos techniques et nos travaux, qui anthropisent l’environnement –, mais aussi comme poètes, avec nos symboles, qui humanisent l’environnement. Et ce n’est pas tout : comme l’a montré Leroi-Gourhan dans Le Geste et la parole[1], cette action même, par effet en retour, a fait de notre lignée l’espèce humaine, Homo sapiens. À l’anthropisation de la Terre par la technique, et à son humanisation par le symbole, a répondu l’hominisation du corps animal en un corps humain. C’est ainsi qu’est apparue l’écoumène, ἡ οἰκουμένη, la Terre humainement habitée, dans le lien écouménal – le lien onto-géographique – entre la Terre et l’humanité.
            C’est de ce lien écouménal que s’occupe la mésologie, dans le sens particulier d’étude des milieux humains ; mais ce sens particulier doit nécessairement être replacé dans son sens plus général, celui d’étude des milieux vivants. C’est dans ce sens plus général que le naturaliste Jakob von Uexküll (1864-1944) a parlé d’Umweltlehre[2], tandis que c’est dans le sens particulier d’étude des milieux humains que le philosophe Watsuji Tetsurô[3] (1889-1960) a parlé de fûdoron 風土論[4]. À ce double titre – le général comme le particulier –, la mésologie a beaucoup à voir avec l’écologie ; mais avec cette différence, essentielle et fondatrice, qu’ont introduite Uexküll et Watsuji : alors que l’écologie, science moderne, étudie l’environnement comme un ensemble d’objets (les écosystèmes), la mésologie, science transmoderne, étudie les milieux comme relation signifiante et créatrice entre un sujet – vivant en général ou humain en particulier, qu’il soit individuel ou collectif, organisme ou espèce, individu ou société – et tout ce qui l’entoure : non des objets, mais des êtres et des choses.
            Du même pas, Uexküll et Watsuji ont établi une distinction homologue entre ce qu’il ont appelé, d’une part, le milieu (Umwelt, fûdo 風土), et d’autre part l’environnement (Umgebung, shizen kankyô 自然環境). Le milieu n’est pas l’environnement. L’environnement est ce qui existe, abstraitement et universellement, pour le regard de nulle part de la science moderne ; tandis que le milieu est ce qui existe, concrètement et singulièrement, pour un certain être dans une certaine histoire. Le milieu est évolutionnairement et historiquement construit par cet être, lui-même corrélativement en devenir, à partir de la matière première qu’est l’environnement. C’est pourquoi, au sein d’un même environnement (cela qu’étudie l’écologie), coexistent des milieux aussi divers et différents qu’il existe d’êtres concernés ; et c’est cela : ces milieux-là,  qu’étudie la mésologie.
            L’on peut dire en ce sens que la mésologie est une écologie phénoménologique, fondée sur l’éthologie et la biosémiotique pour ce qui est du vivant en général, ce qui à première vue pourra sembler dans le fil du développement continu des sciences modernes de la nature ; mais s’agissant de l’humain en particulier, dont le milieu n’est pas seulement écologique mais également techno-symbolique[5], il apparaît immédiatement que la mésologie n’entre pas dans le cadre du paradigme dualiste qui fut celui de la modernité, pour lequel, ainsi que l’a explicitement posé Descartes dans le Discours de la méthode, le sujet (le cogito) n’a besoin pour être d’aucun lieu ni d’aucune chose matérielle, autrement dit n’a besoin d’aucun milieu. La perspective de la mésologie est  radicalement différente ; car pour elle, le sujet – humain ou autre – n’est ce qu’il est, et n’existe comme tel, que dans sa relation avec son milieu ; et réciproquement. Il s’agit donc véritablement d’un autre paradigme, qui tout en le supposant, va au delà de celui de la modernité : un paradigme transmoderne.
            Voilà pourquoi Watsuji a introduit le concept onto-géographique de fûdosei 風土性 – que j’ai traduit par médiance –, qu’il a défini comme « le moment structurel de l’existence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機)[6], signifiant par là que c’est la relation écouménale entre l’être humain et son milieu qui fait que l’un et l’autre existent tels qu’ils sont.
            La médiance, ce couplage structurel entre l’être et son milieu, vaut pour tous les êtres ; mais elle vaut d’autant plus pour l’être humain que celui-ci, entre tous, dépend vitalement de son milieu ; car si, comme tous les autres sujets vivants, il a besoin d’un écosystème, en outre, il ne saurait vivre ni même survivre sans les systèmes techniques et symboliques propres aux milieux humains. La médiance humaine n’est pas seulement  écologique, elle est éco-techno-symbolique.
            S’agissant donc aujourd’hui de l’habiter, habiter, du point de vue de la mésologie, c’est avant tout habiter un certain milieu dans une certaine médiance. C’est ce point que je développerai pour commencer.

2. La demeure humaine

La quinzaine d’années[7] qui alla du IIe entretien de Darmstadt sur « L’Homme et l’espace », où Heidegger donna le 5 août 1951 sa conférence Bauen wohnen denken[8], jusqu’à la publication d’Architecture without architects, de Bernard Rudofsky[9], a ébranlé décisivement les dogmes du mouvement moderne en architecture. L’habiter humain, désormais, ne pouvait plus se réduire au logement des corps dans des « machines à habiter ». La philosophie et les sciences sociales entamèrent alors une réflexion sur l’espace qui devait culminer avec la publication de La Production de l’espace, d’Henri Lefebvre[10]. 
            Héritière de ces remises en cause, ma propre réflexion a principalement porté sur la nature de l’écoumène, que j’entends comme la relation de l’humanité à l’étendue terrestre[11]. Une telle relation ne peut se réduire à la conception, traditionnelle en géographie, de l’écoumène comme « partie habitée de la Terre » ; laquelle reste cependant pleine d’enseignements. Cette conception remonte à la géographie grecque de l’Antiquité, celle de Strabon[12] notamment. Dans ce cadre, la « terre habitée » (οἰκουμένη γῆ) s’oppose à la terre déserte, l’érème (ἔρημος), laquelle n’est éventuellement fréquentée que par le « désertique », i.e. l’ermite (ἐρημίτης). Habiter le désert (desertum en latin) suppose qu’on se soit au préalable détaché (de-) de l’ensemble de liens (sertum) tissant le monde humain. Ce n’est pas à la portée du premier venu. Il faut pour cela « remonter dans les terres » (ἀναχωρέω) loin de la ville, nombril du monde ; quitter donc le monde, ce que ne peut faire que l’anachorète (ἀναχωρητής), alias l’ermite.
            Ces étymologies nous suggèrent, d’abord, que l’habiter s’exprime nécessairement dans une certaine organisation de l’espace terrestre, où l’écoumène et l’érème s’opposent et sont complémentaires. L’habiter se définit dans son rapport à ce qui le nie : le dé-sert, i.e. le détissage du monde. Inversement, l’habiter comporte une fonction essentielle à ce qui tisse le monde.  Cette fonction est antérieure et sous-jacente aux formes que prend l’habitat humain dans l’expression historique et géographique de l’habiter. Elle est inhérente à l’existence humaine sur la Terre ; et c’est à ce sens profond et antérieur qu’il faut remonter pour comprendre l’écoumène, comme demeure de l’être. 

3. Habiter par le corps et par le bâtiment

Quoique de telles réflexions découlent de la question posée par Heidegger avec Bâtir habiter penser, elles ne relèvent pas de la même démarche. Elles partent à l’inverse d’un questionnement géographique sur les formes concrètes de l’habitat humain dans ses divers milieux ; c’est-à-dire non seulement sur les formes construites, mais sur les genres de vie, les attitudes et les comportements qui, allant avec elles, croissent ensemble[13] ;  ainsi que sur la spatialité qui, animant cet ensemble, lui donne sens[14].
            Ce sens comprend notamment la manière dont telle ou telle culture exprimera linguistiquement la notion d’habiter. L’idée même d’écoumène, quant à elle, vient comme on l’a vu d’un mot grec dont la racine indo-européenne, weik-, signifie habitation ou village.  Cette racine a donné en grec non seulement oikeô (j’habite) et oikos (maison), d’où les nombreux termes savants qui en dérivent directement en français (écoumène, économie, écologie, écosystème…), mais également toutes sortes de mots familiers dans notre langue : paroisse (de paroikia, groupement de voisins), perroquet (par l’italien parroco, curé), voisin (du latin vicinus, de vicus [= oikos], pâté de maisons), ville, villa, village (de weik-s-la par le latin villa, ferme), etc.[15]
            Dans cette lignée, la disposition matérielle de l’habitat dans l’espace géographique entraîne l’idée d’habiter. On part des formes concrètes pour remonter à un principe. Tout autre, mais également concrète, est la lignée dont procède le français habiter. Celle-ci renvoie au latin habere, « tenir »,  qui a donné notre verbe avoir, mais qui est également à la racine d’habit et d’habitation. Dans l’histoire de notre langue, cette lignée aura suivi « les voies parallèles du maintien (manière d’être) et de l’occupation (être là) »[16].  À son sens principal, habere ajoutait celui de « se tenir ».  Sa forme fréquentative habitare a donné habiter, mais aussi habitude.  Le lien n’est plus évident aujourd’hui, mais à l’âge classique, on pouvait encore dire habiter la guerre au sens d’« avoir souvent la guerre ». À la même époque, habiter signifiait également « peupler, coloniser » ; d’où habitant dans un sens qui a disparu en France, mais qui subsiste au Québec dans une expression telle que couverture en laine d’habitant, i.e. tissée à la campagne. N’allez pas imaginer que les premiers colons de la Nouvelle France n’avaient pour tout habit (du latin habitus, manière d’être, tenue, mise) que leur propre pelage !
            Tout cela réfère d’abord au corps agissant, plutôt qu’au bâtiment comme dans oikos ; à telle enseigne qu’au Moyen Âge, habiter avec pouvait vouloir dire faire l’amour… Du reste, aujourd’hui encore, mais pour des raisons phonétiques seulement, habiter (et ses dérivés) permet bien des gauloiseries[17]. Cela non plus n’est pas dépourvu de sens. Après tout, à la différence des autres primates, l’humain ne copule généralement pas en public, mais plutôt en privé, dans une habitation
            La lignée d’oikos et celle d’habitare sont complémentaires, on le voit ; mais elles sont loin, à elles seules, d’illustrer tous les sens qui peuvent, concrètement, aller avec l’idée d’habiter dans l’ensemble des milieux humains. En faire la revue étant ici hors de question, je n’en prendrai que deux autres exemples : en japonais et en chinois. 

4. Habiter en pureté

En japonais, « habiter » se dit sumu. Ce verbe a deux homophones, l’un qui signifie « s’achever », l’autre « se clarifier »[18]. Le premier de ces homophones, à la forme négative sumimasen, est l’équivalent du français « pardon » ou « excusez-moi ! », bien que les occasions dans lesquelles on l’utilise puissent différer beaucoup des manières françaises ; par exemple comme équivalent de « merci ! ». Le lien que de tels usages entretiennent avec le premier sens est à peu près que l’on ne saurait achever de rendre grâces à la personne qui vous oblige. Mais quels liens imaginer avec l’idée d’habitation, comme avec celle d’éclaircissement ? 
            Selon le dictionnaire de langue ancienne Iwanami kogo jiten, la racine des trois verbes sumu (住む ou 棲む ; 済む ; 澄む ou 清む) serait commune. Elle aurait conduit au sens d’habiter par l’idée que « quelque chose qui était en mouvement s’arrête en un endroit et s’y fixe » ; et au sens de se clarifier par l’idée que « l’air ou l’eau deviennent transparents, après le dépôt des matières qui y étaient en suspension » ; le sens de « s’achever » étant commun aux deux (achever de se mouvoir, achever de se décanter). 
            Examinant ces trois termes, l’ethnologue Araki Hiroyuki[19] a insisté sur l’idée de pureté qui leur serait sous-jacente ; par exemple en décryptant des rituels qui exprimeraient qu’habiter la communauté rurale, c’est maintenir un état de pureté, la quitter étant une souillure qui nécessite une lustration. Sans creuser bien loin, du reste, on remarquera d’emblée que dans l’habitation japonaise, l’exhaussement du plancher, joint à l’obligation de se déchausser quand on y « monte » (agaru 上がる), ainsi qu’à la coutume de prendre un bain chaud et de se changer quand on y revient après le travail, place l’espace domestique sous le signe évident de la pureté. L’on remarquera aussi que la religion japonaise autochtone, le shintô, accorde une place centrale aux pratiques de lustration. Etc. : l’idée de pureté, au fond, imprègne tout le milieu nippon, à commencer par l’habiter.
            Au sens d’habiter, sumu est transcrit par le sinogramme , qui se prononce zhù en chinois. L’étymologie de ce caractère le décompose en deux éléments, la clef de l’Homme à gauche, et à droite un élément dérivant du pictogramme d’une flamme unique et stable, comme celle d’une chandelle ; d’où l’idée que des humains se tiennent en un lieu stable : une habitation.
           Cette métaphore comporte, on le voit, des traits communs à habitare comme à sumu, tout en y composant l’image de la flamme. Celle-ci conduit à une composante essentielle de l’habitation humaine : la présence d’un foyer. 

5. Le feu et le lieu

La vieille locution « sans feu ni lieu », avec sa compagne « sans foi ni loi », nous en dit long sur l’habiter. Quand on est sans foyer, chemineau ou vagabond, sans domicile fixe, on est de ce fait même soupçonné de ne pas respecter les liens qui tissent le monde, et celui-ci vous rejette. Pour le SDF, être sans foyer, c’est aussi ne pas pouvoir manger chaud ; et donner un repas chaud, c’est l’une des premières choses qui font un foyer d’accueil…
            La maîtrise du feu est une technique inséparable de notre humanité même ; elle aurait en effet, pense-t-on, permis le développement de la boîte crânienne en la libérant d’une mâchoire trop puissante, car les aliments cuits sont plus faciles à mastiquer. Ainsi, la technique du feu a contribué à transformer le corps animal en un corps humain ; ce fut l’un des facteurs de l’hominisation. En même temps, le feu a transformé l’environnement, l’anthropisant pour en faire un habitat humain, de multiples façons et à diverses échelles. Les premiers agriculteurs, par exemple, ont en général été des essarteurs, qui brûlaient la forêt pour la défricher ; mais même avant l’agriculture, l’usage périodique du feu, comme chez les Aborigènes d’Australie, a favorisé les espèces qui convenaient davantage aux besoins humains. Nous considérons aujourd’hui ces usages comme destructeurs. Ils l’ont été souvent, certes, mais – à preuve la stabilité plurimillénaire des genres de vie autochtones en Australie[20] – cela n’est nullement une fatalité ; tout ici est affaire de densité de l’occupation humaine, donc de fréquence de l’essartage. 
            À une autre échelle, le feu est ce qui transforme les aliments, pour les rendre plus assimilables et plus appétissants. Il en facilite l’ingestion, développant tout en les médiatisant les liens de notre corps avec notre milieu, qu’il rend donc plus habitable. Avec la céramique, il est aussi à l’origine de la plus grande partie de notre vaisselle, comme il l’est encore, par la brique, de beaucoup d’habitations. Par ailleurs, bien entendu, il permet aussi de chauffer celles-ci en hiver. Etc. 
            Il n’y a donc pas d’habitat humain sans foyer. Plus : la condition culturelle de l’humanité suppose le feu, non seulement comme technique de cuisson ou de chauffage, mais aussi comme symbole, ainsi que Lévi-Strauss l’a montré naguère dans Le Cru et le cuit[21]. Pas étonnant, par conséquent, que « feu » ou « foyer » puissent être synonymes d’habitation, comme lieu social avant même d’être bâtiment. 
            Ainsi, le feu est un puissant éco-techno-symbole de l’habiter humain, par les voies de la construction (la lignée d’oikos) comme par celles du maintien du corps en un lieu social (la lignée d’habere).

6. La contingence de l’habiter

L’éco-techno-symbole du feu comporte, on l’a vu, l’idée de transformation, voire celle de transmutation, comme l’alchimie l’a manifesté aussi bien en Orient qu’en Occident. Or transformer les choses est l’activité humaine par excellence. L’humain, c’est l’être qui, par ces transformations, crée de nouvelles choses, par delà l’état naturel. C’est Homo faber, l’homme ouvrier, l’artisan, celui qui possède l’art de fabriquer. 
            En français aujourd’hui, fabriquer a le même sens que le latin classique fabricare : confectionner, façonner des objets. D’autres sens en ont dérivé historiquement : construire, bâtir, mais aussi truquer. La lignée de faber a donné l’ancien français fèvre, qui voulait dire forgeron, et qui subsiste dans des anthroponymes tels que Lefebvre, ou Fabre en occitan. Une fabrique, c’est un lieu où l’on fabrique des choses : un atelier, etc.,  mais c’était aussi le fait même de fabriquer, notamment celui d’édifier une église ; et ce sens de « construction » a longtemps subsisté dans le vocabulaire des jardins, où du reste fabrique désignait à l’origine la plantation du jardin lui-même. Fabriquer, en somme, c’était aménager un milieu humain.
            Si toutefois l’art de fabriquer ou de construire est inhérent à l’humain, celui-ci n’est pas le seul être qui édifie son habitat. De très nombreuses espèces animales ont ainsi un phénotype étendu qui fait rêver les architectes[22], et pas seulement les architectes ; l’abeille avec sa ruche ou le termite avec sa termitière, en particulier. Ces bestioles n’existent pas indépendamment de leur habitat, dont la construction est programmée dans leurs gènes au même titre que leur génotype.
            On ne peut pas en dire autant de l’habitat humain, dont l’expression matérielle est manifestement trop variée. Du reste, les primates sont parmi les plus piètres constructeurs du monde animal. Qu’est-ce donc qui est humain dans l’habitat humain ? Sa variété même, qui le place sous le signe de la contingence. L’habitat humain n’est en effet jamais nécessairement tel qu’il est. Il peut toujours être différemment, selon les circonstances, le milieu, la culture et l’histoire : grotte ou gratte-ciel, palafitte ou coupe-vent, tente ou sampan, hutte ou palais, appartement ou pavillon... Mais à son tour, cette contingence essentiellement humaine, d’où vient-elle donc ?

7. Déploiement et inversion de l’habiter humain

Dans le vocabulaire de la philosophie[23], contingence est opposé à nécessité. L’aristotélisme a défini comme contingent ce qui est conçu comme pouvant être ou ne pas être. Les événements futurs sont contingents, par exemple. « Un fait est contingent par rapport à une certaine loi générale, ou à un certain type, lorsqu’il consiste non dans l’application de cette loi, ou de ce type, mais dans quelque circonstance particulière à tel ou tel objet individuel »[24]. Pour la logique, « une proposition est dite contingente si la vérité ou la fausseté du rapport qu’elle énonce est connue par l’expérience seule, et non par la raison »[25]. 
            Comme  Émile Boutroux l’avait montré dans De la contingence des lois de la nature (1874),  ces lois sont inégalement déterminantes : elles ne le sont rigoureusement que dans l’ordre physique, mais « le sont de moins en moins, à mesure que l’on va de l’ordre purement physique à l’ordre biologique et à l’ordre humain, en sorte que leur application laisse place de plus en plus à la finalité, et à la liberté, qui en est la condition »[26]. 
            S’agissant concrètement de l’habiter, cette gradation qui va de la nécessité vers la contingence correspond à une échelle ontologique allant du niveau d’être de la planète (l’ordre mécanique, i.e. celui des systèmes physicochimiques) à celui de la biosphère (l’ordre écologique, i.e. celui des écosystèmes) puis à celui de l’écoumène (l’ordre mésologique, i.e. celui des milieux humains)[27]. Cette échelle va également de l’universel vers le singulier. Au niveau ontologique de la planète, les lois de la physique s’appliquent nécessairement et universellement ; mais moins rigoureusement au niveau de la biosphère, et moins encore au niveau de l’écoumène, tandis qu’augmente au contraire le degré de contingence. Autrement dit, le degré de liberté[28].
            Cette échelle ontologique est également cosmologique. Elle correspond à l’évolution qui est allée d’une simple planète à une biosphère habitée par la vie, puis à une écoumène habitée humainement ; évolution qui mène aussi, on le voit, du non-habiter vers l’habiter. L’ordre purement mécanique de la planète – tel celui de la Lune aujourd’hui – n’est ni habité ni habitable, sinon au sein d’habitacles artificiels. Ce qui a rendu la planète habitable, c’est l’apparition de la vie. Or celle-ci était dès le départ contingente, à telle enseigne qu’on ne sait pas la recréer en appliquant mécaniquement les lois universelles de la physique. Elle est en outre devenue de plus en plus contingente et singulière – autrement dit de moins en moins mécanique – au fur et à mesure de l’évolution qui a conduit à l’émergence de « l’habitée » par excellence : ἡ οἰκουμένη,  l’écoumène – la demeure humaine. 
            C’est dire le contresens abyssal, onto-cosmologique de Le Corbusier lorsqu’il a prétendu réduire l’habiter aux lois universelles de la mécanique. Professer en effet qu’une maison est une machine à habiter, et que, parallèlement,

« Rechercher l’échelle humaine, la fonction humaine, c’est définir les besoins humains. Ils sont peu nombreux ; ils sont très identiques entre tous les hommes, les hommes étant tous faits sur le même moule depuis les époques les plus lointaines (…) ; toute la machine est là, carcasse, système nerveux, système sanguin ; et il s’agit de chacun de nous, exactement et sans exception »[29].

c’est exactement inverser le processus, ontogénétique et cosmogénétique à la fois, qui en quelque quatre milliards d’années a conduit, sur la Terre, à l’émergence de l’écoumène. C’est rebrousser tant la lignée de l’oikos que celle de l’habitare, qui en réalité, dans l’évolution naturelle de l’être et de l’univers, se sont toujours plus éloignées de la mécanique initiale !

8. Déshabiter la Terre : l’origine de l’anthropocène

Comment une telle inversion, une telle déshabitation a-t-elle été possible ? Elle est proprement moderne, mais elle a des racines lointaines, que je fais remonter au principe du mont Horeb. Qu’est-ce que le mont Horeb ? Cette montagne au désert du Sinaï, sur le sommet de laquelle, nous dit la Bible (Exode, 3, 15),

« Moïse dit à Dieu : “ Voici, je vais trouver les Israélites et je leur dis : ‘Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous’. Mais s’ils me disent ‘Quel est son nom ?’, que leur dirai-je ?” Dieu dit à Moïse : “Je suis celui qui suis [sum qui sum, אהיה אשר אהיה (ehyeh ascher ehyeh)] ”. Et il dit : “Voici ce que tu diras aux Israélites : ‘Je suis’ m’a envoyé vers vous” ».

            Voilà qui, à l’époque, n’allait pas encore de soi ; concevoir l’être absolu, en effet, n’est pas à la portée de tout le monde. Aussi fallut-il accompagner la chose de ce que la tradition appelle les Dix commandements, ou Tables de la loi ; car pas de foi sans loi, c'est-à-dire sans religion – ce qui relie, mais aussi qui ligote. Le catéchisme étant un peu passé de mode, rappelons cet épisode biblique en alexandrins, à la manière de la Légende des siècles : 

Le principe du mont Horeb
En haut du mont Horeb, Yahveh dit à Moïse
« Je suis celui qui suis (ehyéh asher ehyéh) ».
Moïse descendu, les gens lui demandaient :
« Hé Moïse, là-haut, est-c’qu’i’y avait Yahveh ? ».
Moïse confirmait : « Oyez, y avait Yahveh ! ».
LES GENS
- Qui c’est, Yahveh ?
MOÏSE
- C’est Lui qui sait qui c’est, Yahveh.
Moralité : c’est çui qui l’sait qui l’est, Yahveh,
Et s’il dit qu’il le sait, alors y a bien Yahveh,
Car Yahveh seul le sait, olé, CQFD !
Les Tables de la Loi vous font de douces bises.

            Quel rapport ce « principe du mont Horeb » a-t-il avec la question de l’habiter, a fortiori avec l’anthropocène ? Voilà qui apparaîtra si l’on rapproche le passage de la Bible cité plus haut des deux citations suivantes. J’extrais la première du Discours de la méthode  (p. 38 et 39  dans l’édition Flammarion de 2008) :

« Puis, examinant avec attention ce que j’étais, et voyant que je pouvais feindre que je n’avais aucun corps, et qu’il n’y avait aucun monde, ni aucun lieu où je fusse (…) je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle ».

            Quant à la seconde, je l’extrais du Cyborg Handbook de Chris Hable Gray (Routledge, 1995, p. 47) :

« I thought it would be good to have a new concept, a concept of persons who can free themselves from the constraints of the environment to the extent that they wished. And I coined this word Cyborg. (…) The main idea was to liberate man (…) to give him the bodily freedom to exist in other parts of the universe without the constraints that having evolved on Earth made him subject to ».

            La personne qui s’exprime ici est Manfred Clynes (1925-, inventeur et musicien, l’un des pères du scanner), co-auteur avec Nathan Kline (1916-1983, pionnier de la psychopharmacologie) d’un article qui – Clynes travaillait alors pour la NASA, la chose est significative –  parut dans le numéro de septembre 1960 de la revue Astronautics, « Cyborgs and space », où fut effectivement employé pour la première fois le mot de cyborg.
            Ce que les trois citations susdites ont en commun, c’est l’affirmation d’un être transcendantal. La Bible en fait le dieu unique, l’être absolu, Yahveh – de l’hébreu  יהוה (yhwh) –, sujet-prédicat de soi-même. Descartes, avec le Discours de la méthode, et plus particulièrement avec le fameux cogito, ergo sum des Principia philosophiae, reprend la même auto-fondation transcendantale, donnant par là naissance au sujet moderne, lequel, pour être, n’a plus besoin du milieu terrestre.  Conceptuellement, du moins. Quant à Cyborg, il prétend carrément s’en donner les moyens techniques.
            Telles furent l’origine, puis l’affirmation, puis la réalisation de la modernité : le mode existentiel d’un être qui, transcendant l’étendue alentour du haut de sa montagne – c’est le principe du mont Horeb – , n’a besoin d’aucun lieu, et renie donc son appartenance au milieu terrestre. Forclosant sa médiance, il n’habite plus la Terre.
            On sait ce qu’il en est résulté: pour l’avoir réduite à une simple étendue objectale, exploitable à merci, cet être a ravagé la Terre. Déclenchant la Sixième Extinction, il a décimé les autres espèces vivantes, déréglé l’homéostasie climatique de toute une planète, et il se targue même aujourd’hui d’atteindre aux échelles géologiques avec son anthropocène, ce new age (καινός, nouveau, d’où le –cène d’anthropocène) dû au seul humain (ἄνθρωπος).

9. Du mont Horeb à l’espace foutoir

Or ledit anthropocène pourrait bien être bref[30]  ; car il suffit de renverser ce même mot pour se rendre compte que l’humain n’est qu’un parvenu, un καινός ἄνθρωπος ou un homo novus, comme on disait encore voici deux ou trois nanosecondes (à l’échelle des temps géologiques). La Terre en a vu d’autres, et ce que l’humain lui fait, ce n’est que de scier la branchette sur quoi il s’est juché. 
            Et dans la foulée – à moins que nous ne voulions vraiment dégringoler aux oubliettes de l’évolution –, c’est  donc un renversement de perspective qui s’impose ; car ce n’est pas notre appartenance terrestre, mais au contraire le principe du mont Horeb que nous devons renier. Nous devons réapprendre notre appartenance au milieu terrestre, en certains lieux de la planète Sol III. Voici donc le mot d’ordre : Réhabitons la Terre !
            Sans doute, mais comment faire ?
            Commençons par un contre-exemple : ce qu’il ne faut plus faire :
            En 1961, Le Corbusier présenta, sous la forme d’une barre de grande hauteur, un projet d’hôtel et de palais des congrès devant prendre la place de la gare d’Orsay, l’ancien terminus de la Compagnie du chemin de fer de Paris à Orléans, bâtiment désaffecté après soixante ans d’existence (la gare, construite par Victor Laloux, avait été inaugurée pour l’exposition universelle de 1900). L’argument du projet  (© FLC/ADAGP) exposait ce qui suit :

« Ce lieu géographique, cet élément extraordinaire du paysage parisien (…) c'est un régal de l'esprit et des yeux. L'histoire (…) – tout ceci peut devenir un immense spectacle offert aux Parisiens et aux visiteurs. Il s'agit, en effet, d'un Centre de Culture, Congrès, Expositions, Musique, Spectacles, Conférences, muni de tous les équipements contemporains (…). Et ceci sans une bavure, sans un hiatus; ceci apporté par le temps, par l'esprit à travers les siècles. La bâtisse des temps modernes permet de créer un instrument prodigieux d'émotion. Telle est la chance donnée à Paris si Paris se sent le goût de "continuer" et de ne pas sacrifier à la sottise l'immense paysage historique existant en ce lieu. C'est par un amour fervent voué à Paris par les promoteurs de ce projet, qu'un but aussi accessible d'une part, mais aussi élevé d'autre part, peut être atteint. La présente étude (…) a été conduite avec un esprit de loyauté absolue, de rigueur totale, constructive, organique, et avec le désir d'apporter une manifestation décisive d'architecture à l'heure où Paris doit être arraché aux mercantis ou aux gens trop légers d'esprit ».

            Ici, le principe du mont Horeb s’exprime à l’état pur : abstrayant son regard de nulle part du lieu même où elle s’insère physiquement, la « manifestation décisive d’architecture » prétend jouir transcendantalement du paysage alentour, alors que, concrètement, la réalisation de cette barre de grande hauteur en plein cœur de Paris aurait ipso facto ravagé ledit paysage. C’eût été littéralement ce que Li Shangyin, poète chinois du IXe siècle, qualifiait de shafengjing 殺風景 : du tue-paysage.
            Le principe du mont Horeb, avec son corollaire le tue-paysage, a fini par engendrer ce qu’un autre pape de l’architecture moderne, Rem Koolhaas, a qualifié d’« espace foutoir » (junkspace), non certes pour le répudier, mais au contraire pour en rajouter à la louche. Tout cela ne serait après tout qu’une question de goûts et de couleurs, si l’espace foutoir ne témoignait en fait de cette perte de lieu et de milieu que, dès l’origine, portait en germe le principe du mont Horeb. L’espace foutoir,  ce n’est qu’un autre nom de l’acosmie, ce déboussolement radical qu’entraîne la déshabitation de la Terre qui pourtant nous fonde, par suite de la forclusion de notre médiance – le moment structurel de notre existence.
           

10. Médiance et réhabitation de la Terre

La thèse de la médiance, dans l’œuvre de Watsuji, partait de sa conception de l’humain (ningen 人間) comme duel, i.e. à la fois individuel en tant que hito () et social en tant qu’aidagara (間柄). Ce second terme correspond à ce que j’appelle notre « corps médial »[31], autrement dit notre milieu. Le déploiement progressif de celui-ci à partir de notre corps animal et de l’environnement brut (l’Umgebung d’Uexküll), dans l’évolution qui a conduit à l’émergence d’Homo sapiens, est en même temps le déploiement de la mondanité humaine (la Weltlichkeit selon Heidegger) ; laquelle, distincte mais enracinée qu’elle est dans la biosphère, a établi l’écoumène, la véritable demeure de l’être humain.
            Pourquoi ce « véritable » ? Pour, d’un côté, distinguer la mésologie du positivisme étroit qui réduit l’habiter humain aux écosystèmes ; mais aussi, d’un autre côté, pour la distinguer de la thèse heideggérienne selon laquelle la demeure de l’être serait le langage, autrement dit la métaphore. D’une part en effet, l’habiter humain est irréductible à l’habitat des animaux, car il dépasse radicalement les écosystèmes par la technique et par le symbole (la métaphore). D’autre part cependant, ce dépassement n’a rien de l’arbitraire d’une transcendance : les systèmes de signes ne se closant pas sur eux-mêmes[32], le langage ou le monde ne sauraient cerner l’être ; la symbolicité humaine est toujours, concrètement, incarnée dans des choses, c’est-à-dire dans notre corps médial, donc dans les écosystèmes, en même temps qu’elle l’est dans les neurones de notre cerveau, c’est-à-dire dans notre corps animal, lequel ne peut s’affranchir des écosystèmes (que nous pouvons seulement modifier ou prolonger). Métaphore (metapherein, porter plus loin) il y a néanmoins, et sur tous les plans, car les choses ne se bornent pas aux couplages neuronaux qui les représentent dans notre cerveau : elles sont toujours aussi des objets, substantiellement localisés dans l’environnement objectif (notre Umgebung). Ainsi, dans l’être de l’humain, corps animal et corps médial sont nécessairement liés. La médiance, c’est cela même.
            En ce sens, l’habiter humain n’est autre que la médiance de l’écoumène. Ce que nous habitons en tant que proprement humains, c’est ce moment structurel qu’est le couplage des deux « moitiés[33] » de notre être : notre corps animal et notre corps médial.  Moment d’autant plus puissant que, par la technique et par le symbole, notre corps médial étend toujours davantage notre être existentiel (ek-sistentiel, au delà des limites de notre corps animal).
            Or c’est cela même que le sujet moderne a forclos, en prétendant n’avoir besoin d’aucun lieu pour être. Forclusion qui, on l’a vu, a entraîné l’anthropocène. D’où il suit avec évidence que, pour ne pas nous enfoncer toujours davantage dans l’anthropocène, processus qui ne saurait être que toujours plus catastrophique (avec nos petites lances, nous avons piqué le dragon endormi – les forces de la nature –, et voilà qu’il s’éveille), il nous faut rompre avec le principe du mont Horeb : non, nous ne sommes pas encore complètement Cyborg, ni même le cogito, et encore moins Yahveh ; nous sommes terrestres, et, pour être, nous avons besoin d’un lieu, besoin d’un milieu.
            Qu’est-ce à dire, concrètement ?
            Depuis plusieurs décennies maintenant, le courant de l’écologie politique a indiqué les voies qu’il faudrait suivre pour ne pas aggraver toujours plus notre enfoncement dans l’anthropocène. Cela va de l’agroécologie aux énergies douces, en passant par l’art et, en fin de compte, par tous les aspects de notre genre de vie.  De ce point de vue, la mésologie n’a rien de particulièrement neuf à proposer. En revanche, elle met plus précisément le doigt sur les principes ontologiques, logiques et épistémologiques de la révolution qui s’impose[34]. Pas plus que la modernité en effet, le dépassement de la modernité par la transmodernité ne saurait se passer de principes. Alors, que substituer au principe du mont Horeb ?
            Eh bien, justement, nier cette négation des lieux et des milieux qui a guidé la modernité. Non pas, certes, pour revenir en arrière ; mais pour orienter le dépassement qui s’impose. Or ce qui, concrètement, a le plus directement nié notre appartenance au milieu terrestre, c’est la transformation de la Terre en un espace mécanique et abstrait : le marché. C’est le principe du marché qui, jour après jour, aggrave mécaniquement la déshabitation de la Terre, la délocalisation du travail, la désertification des campagnes,  le déménagement des commerces hors des villes vers des périphéries toujours plus lointaines, toujours plus laides et toujours plus soumises à la mécanique énergivore de l’automobile, etc., etc.. Bref, la réduction de l’écoumène au marché, aujourd’hui, ce n’est pas seulement l’acosmie de l’espace foutoir, qui déshumanise la Terre en tuant le paysage, mais, en ravageant la biosphère, c’est aussi ce qui sape les fondements de notre vie sur cette planète.  
            Or dépasser l’abstraction mortifère du marché pour retrouver nos lieux et nos milieux sur la Terre, la tâche est vaste, certes, mais le fait est qu’elle a commencé. Commencé, justement, par des initiatives locales et par des circuits courts, tablant sur la médiance de l’être humain, en chair et en lieu.

Palaiseau, 23 février 2016.


Les idées évoquées dans cet article ont été plus particulièrement développées dans Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010 ; et dans Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, Paris, Belin, 2014. Né en 1942 à Rabat, géographe, orientaliste et philosophe, Augustin Berque est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, où il enseigne la mésologie (Umweltlehre, fûdoron 風土論). Membre de l’Académie européenne, il a été en 2009 le premier occidental à recevoir le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie. Adrel : berque@ehess.fr. Site : mesologiques.fr.
             




[1] Paris, Albin Michel 1964, 2 vol.
[2] Notamment dans Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (Incursions dans les milieux d’animaux et d’humains, 1934), qui a été traduit en français sous les titres Mondes animaux et monde humain (par Philippe Muller, Paris, Denoël, 1965) et Milieu animal et milieu humain (par Charles Martin-Freville, Paris, Rivages, 2010). NB : la seconde traduction ne comporte pas la Bedeutsungslehre (Étude de la signification), aspect essentiel de la mésologie uexküllienne, qui a fait de lui le précurseur de la biosémiotique.
[3] 和辻哲郎, dans le sens normal en Asie orientale, patronyme (Watsuji) avant le prénom (Tetsurô).
[4] Notamment dans Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu 風土. 人間学的考察 (Milieux. Observations sur l’entrelien humain), qui a été traduit en français sous le titre Fûdo. Le milieu humain (par Augustin Berque, Paris, CNRS, 2011).
[5] Technique et symbole s’ébauchent chez les autres vivants, mais chez l’humain connaissent un déploiement incommensurable.
[6] Watsuji, op. cit. p. 35. « Moment structurel » (kôzô keiki)  est à entendre ici au sens que la philosophie allemande a donné à Strukturmoment ; autrement dit, ici, le couplage dynamique entre l’être et son milieu, rapport qu’Uexküll pour sa part nommait Gegengefüge : le contre-assemblage dynamique entre l’animal et son milieu (Umwelt), dans un « cercle fonctionnel » (Funktionskreis).
[7] Je reprends ici quelques passages de mon article « Qu’est-ce que l’espace de l’habiter ? », p. 53-67 dans Thierry Paquot, Michel Lussault et Chris Younès, dir., Habiter, le propre de l’humain. Villes, territoires et philosophie, Paris, La Découverte, 2007.
[8] « Bâtir habiter penser », texte repris dans ses Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 170-193.
[9] Bernard Rudofsky, Architecture sans architectes, Paris, Chêne, 1977 (.Architecture without architects, 1964).
[10] Paris, Anthropos, 1974.
[11] V. Augustin Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, 2008.
[12] Né en Cappadoce vers 58 av. J.C., mort entre 21 et 25, auteur entre autres d’une Géographie qui fut rééditée à la Renaissance. Conformément à l’étymologie, j’emploie écoumène au féminin, par contraste avec l’acception géographique ordinaire, dans laquelle ce mot est devenu masculin.
[13] Concret vient du latin concretus, participe passé de cumcrescere, « croître (crescere) avec (cum) ».
[14] V. Augustin Berque, Vivre l’espace au Japon, Paris, PUF, 1982, et Id. (avec Maurice Sauzet) Le Sens de l’espace au Japon. Vivre, penser, bâtir, Paris, Arguments, 2004.
[15] V. le Dictionnaires des racines des langues européennes de R. Gransaignes d’Hauterive, Paris, Larousse, 1994 (1948).
[16] Selon la formule du Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey (dir.), Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992, en particulier le tableau HABIT et HABITER, p. 1674-1675 pour l’édition en petit format, à laquelle je me réfère pour ce qui suit.
[17] Comme par exemple n’a pas manqué d’en susciter le titre d’un fort sérieux colloque tenu à Cerisy, L’habiter dans sa poétique première. V. Augustin Berque, Alessia de Biase, Philippe Bonnin (dir.), L’habiter dans sa poétique première, Paris, Donner lieu, 2008 ; ainsi que Id., Donner lieu au monde. La poétique de l’habiter, Paris, Donner lieu, 2012.
[18] Sur ces trois termes, v. Augustin Berque, Le Sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1997 (1986), p. 214 sqq.
[19] Araki Hiroyuki, Nihongo kara Nihonjin wo kangaeru (Du japonais aux Japonais), Tokyo, Asahi shinbunsha, 1980, p. 83 sqq.
[20] V. par exemple Peter Read, Belonging. Australians, place and aboriginal ownership, Cambridge University Press, 2000.
[21] Paris, Plon, 1964.
[22] V. Juhani Pallasmaa, « Animal settlements. Ecological functionalism of animal architecture » in Tony Atkin et Joseph Rykwert (dir.) Structure and meaning in human settlements, Philadelphie, University of Pennsylvania Museum of Archaeology and Anthropology, 2005, p. 13-26. L’expression phénotype étendu est de Richard Dawkins, The Extended phenotype: the long reach of the gene, New York, Oxford University Press, 1999.
[23] Pour ce qui suit, je me réfère au Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande, 7e éd., Paris, PUF, 1956, art. contingence.
[24] Lalande, op. cit., p. 182.
[25] Ibid.
[26] Ibid.
[27] Pour plus d’éclaircissements sur ce thème, v. mes livres Médiance, de milieux en paysages, Paris, Belin/RECLUS, 2000 (1990), Écoumène, op. cit., et Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014. « Ordre mésologique » est ici rapporté à l’écoumène seule, non parce que les vivants non humains n’auraient pas leurs propres milieux, mais parce que ce que nous pouvons en connaître en passe nécessairement par nos propres systèmes éco-techno-symboliques, i.e. par l’écoumène. C’est pour la même raison que, trois siècles après Galilée, Husserl a pu soutenir que « la Terre ne se meut pas ».
[28] La tradition occidentale, en particulier dans le dualisme mécaniciste, tend à n’envisager la liberté que dans le cas de l’humain (avec son libre arbitre, opposé à l’instinct), mais en toute rigueur, la liberté, avec la contingence, commence avec la vie. On pourra lire à ce sujet Imanishi Kinji, La liberté dans l’évolution. Le vivant comme sujet (Shutaisei no shinkaron, 1981), trad. par Augustin Berque, Marseille, Wildproject, 2015. 
[29] Reproduit dans l’anthologie de Françoise CHOAY, L’urbanisme, utopies et réalités, Seuil, coll. Points, 1965, p. 235-237. Italiques de Le Corbusier.
[30] Je reprends ici quelques passages de mon texte « De lieu en milieu : réhabiter la Terre à l’anthropocène », contribution au projet de design d’Isabelle Daëron, Topiques ou l’utopique désir d’habiter les flux, 2016.
[31] L’expression est inspirée de Leroi-Gourhan, qui parlait de « corps social » à propos des systèmes techniques et symboliques, forcément collectifs, qui complémentent nécessairement notre « corps animal » individuel. Je parle de « corps médial » parce que celui-ci n’est pas seulement techno-symbolique, mais éco-techno-symbolique.
[32] Sinon dans le métabasisme derridien, qui est incompatible avec l’apport des sciences positives.
[33] Pour traduire fûdosei, j’ai forgé « médiance » à partir du latin medietas, qui veut dire « moitié ».
[34] J’en ai tenté un bref panorama dans La mésologie, pourquoi et pour quoi faire, Nanterre La Défense, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014.