mercredi 8 juin 2016

Cosmiser à nouveau les formes / Augustin Berque

Circular forms. Sun and Moon (Robert Delaunay1912 - 1931)Kunsthaus Zürich
No transition. Design en situation de crise
École supérieure d’art et de design de Valenciennes, 19 mai 2016

Cosmiser à nouveau les formes ?

– plastie, architecture, mésologie –

par Augustin BERQUE

Résumé - Il fut un temps où un certain ordre régnait sur les formes, quelles qu’elles fussent, matérielles ou immatérielles, morales ou techniques. Cet ordre, kosmos, donnait un sens unitaire à un certain monde, kosmos, sens qui gouvernait les collectivités, mais que tout un chacun pouvait ressentir, et que toute forme exprimait à sa manière. Cette unité de sens a éclaté avec la modernité : aux mondes clos a succédé un univers infini, et les libertés individuelles se sont affranchies des contraintes communautaires. Progressivement, certes ; car entre l’instauration du paradigme occidental moderne classique (celui de l’ontologie cartésienne et de la physique galiléo-newtonienne) et le présent constat d’une « désorientation générale, qui est avant tout une absence de sens », il s’est écoulé près de quatre siècles. L’objet de cette communication est double : d’une part, montrer le lien qui existe entre le paradigme occidental moderne classique et la décosmisation qui justifie ledit constat ; d’autre part, tenter de définir, à partir de la notion de milieu, les principes d’une possible recosmisation des formes.


1. Au temps des cosmicités
Il fut un temps où les formes étaient empreintes d’une cosmicité certaine, explicitée par une cosmologie unitaire. Une cosmologie est, dans la définition la plus générale, un discours (logos) sur le monde (kosmos) [1]. À ce titre, il peut s’agir d’une branche de l’astrophysique aussi bien que d’une discussion au Café du Commerce ; mais on ne parle pas dans ces deux cas du même objet, ni de la même façon. Il faut donc savoir d’abord qui parle, de quoi et dans quel cadre. Pour l’anthropologue, la cosmologie est l’ensemble articulé des raisons d’être qu’a le monde pour une certaine culture. Quand il s’agit des cultures dites exotiques ou traditionnelles, l’exposé de ces raisons est en général appelé mythologie ; ce qui veut dire qu’on les oppose au point de vue scientifique de l’observateur, dont le monde propre est supposé universel. Cependant, les progrès mêmes de ce point de vue ont montré qu’une telle universalité n’était que putative. S’agissant de l’humain, il n’y a pas qu’un monde mais des mondes, avec chacun sa cosmologie, qui est une construction historique. On ne peut toutefois raisonnablement ranger sur le même plan l’astrophysique et les multiples « poèmes du monde » (carmina mundi) que recensent anthropologues ou historiens ; la différence étant que l’une, en principe (il est des exceptions), ne suppose pas l’existence humaine, tandis que les seconds en procèdent. C’est pourquoi justement ils parlent de mondes divers, et non pas de l’univers. Parlant quant à nous des formes plastiques, aussi bien celles de l’architecture et des villes que celles des objets d’art, nous sommes nécessairement dans un certain poème du monde ; mais le fait est qu’en ce domaine, la mythologie propre aux modernes a prétendu soit à une universalité, soit à une singularité toutes deux transcendantales, alors que, l’histoire le montre, elle n’a jamais été que mondaine (au sens philosophique, i.e. relevant d’un certain monde).
            À ce genre de questions s’est greffé le problème de la mondialisation, qui à plus d’un égard signifie l’hégémonie d’un certain monde – celui dont le nombril est à Wall Street – aux dépens de tous les autres, voire entraîne une acosmie (un manque de monde) généralisée. Il s’impose donc plus que jamais de savoir ce qu’il faut entendre par « monde » ; en d’autres termes, d’avoir au moins quelques notions de cosmologie.
            Le premier philosophe qui ait véritablement traité de cette chose est Platon dans le Timée ; lequel s’achève sur ces mots : « Et maintenant déclarons que nous avons atteint le terme de notre discours (τὸν λόγον ἡμῖν) sur le Tout. […] Très grand, très bon, très beau et très complet, le monde (ὁ κόσμος) est né : c’est le ciel (οὐρανὸς) qui est un (εἷς) et seul de sa race (μονογενὴς) ».
            Platon révèle ici, sans le vouloir, la faille de toute cosmologie : c’est « notre » discours – celui d’un sujet collectif –, discours qui porte un jugement sur son propre monde tout en affirmant que ce monde est unique ; d’où il s’ensuit logiquement que, faute de point de comparaison, il ne peut pas porter un tel jugement. Celui-ci, en vertu des théorèmes de Gödel, est nécessairement inconsistant. Ne pouvant prouver ce qu’il affirme, il est justement ce qu’on appelle mondain : clos par un horizon, au delà duquel il est sans valeur.
            En deçà de cet horizon, en revanche, ce discours fait autorité ; du moins pour un certain temps, celui d’une mode, d’un paradigme, d’un régime, d’un empire, bref d’un monde quelconque. Cette contingence, toutefois, revêt chaque fois les habits de la nécessité. Vue du dedans, c’est toujours un must, qui ordonne (cosmise) l’espace, le temps, les formes et les conduites propres à ce monde-là, y faisant naître ce qui est sa réalité. L’histoire se charge alors de répandre celle-ci, ou non.
            C’est ainsi que pour le monde romain, l’histoire commençait à la fondation de Rome (ab urbe condita). Plus tard on ajouta que tous les chemins mènent à Rome, ce qui n’était que poursuivre le thème ancien de l’omphalos : ce nombril (du monde) qu’est aussi la ville. Quelle ville ? Celle de « nous autres », dans son principe même ; car le rite étrusque voulait que chaque fondation de ville fût la fondation du monde et le début de l’histoire. Les vicissitudes de celle-ci ont fait qu’en fin de compte, c’est la cité romaine qui imposa son monde et son histoire à toutes les autres, au moins dans le bassin méditerranéen et sur ses marges ; mais en principe, chaque ville avait creusé son propre mundus, trou circulaire (comme l’orbis terrarum, l’univers) symbolisant à la fois le centre du monde (dans l’espace) et son origine (dans le temps).
            Comme le grec kosmos, le latin mundus veut triplement dire l’ordre, le monde, et l’ornement du corps. Ce qu’exprime cette triplicité, c’est justement la cosmicité qui dans les sociétés prémodernes faisait que le soin du corps individuel répondait à l’aménagement du monde (villes et campagnes) et aux raisons d’être de tout cela, morale et savoir unis dans une tension vers ce que Platon qualifie de μέγιστος καὶ ἄριστος κάλλιστός τε καὶ τελεώτατος, formes superlatives de grand, bon, beau et complet : ce que doit être le monde, plutôt que ce qu’il est. Ici, l’axiologique (l’éthique et l’esthétique) empreint de part en part l’ontologique et le cosmologique.
            Toutes les formes de l’existence humaine sur la Terre – l’écoumène, autrement dit la réalité humaine -  exprimaient symboliquement cette tension commune, ce sens commun, par exemple dans le hiéroglyphe égyptien qui, inscrivant une croix dans un cercle, signifiait la ville, et qui était peut-être aussi la forme, quadripartie plutôt que quadrangulaire, de la Roma quadrata des origines. L’exprimait aussi le vêtement, et spécialement la parure féminine, mundus muliebris ; ce dont il nous reste le terme cosmétique : « adéquat au kosmos », étymologiquement. Perdue dans notre monde, cette adéquation se lit encore dans les peintures corporelles des Aborigènes d’Australie, et de bien d’autres peuples. Ces appareils symboliques sont aussi nombreux qu’il y a de cultures, mais avec certains recoupements qui font les délices des chasseurs d’universaux. Par exemple, comment se fait-il que la ville idéale de la cosmologie chinoise, un carré aux côtés percés de quatre fois trois portes orientées cardinalement, ait le même plan que la Jérusalem de l’Apocalypse ? Mais inversement, pourquoi l’orbe terrestre des Romains est-il rond comme un mundus, et quadrangulaire leur templum (forme découpée dans le ciel par le bâton du prêtre, puis rabattue sur le sol), tandis qu’en Chine « le ciel est rond, et la terre carrée » (tian yuan di fang 地方) ? Et pourquoi en Perse fallait-il un « jardin quadriparti » (chahar bagh) dans une ville irrégulière, mais en Chine un jardin irrégulier dans une ville orthogonale ? Etc.
            Pour trouver la réponse à ce genre de questions, il faut inventorier les mondes passés et présents, ce que font traditionnellement les sciences sociales ; mais cela ne suffit pas. Il faut aussi les replacer dans un cadre plus général, celui justement d’une cosmologie qui soit adéquate à notre temps, et qui explique en particulier pourquoi cette cosmicité s’est perdue dans le monde moderne.
            La raison de cette perte – de cette décosmisation menant à l’acosmie –, c’est fondamentalement que le dualisme de la science moderne, analytiquement, a séparé le fait de la valeur, l’ontologique de l’axiologique, le is du ought, le quantitatif du qualitatif, le descriptif du prescriptif, etc. Plus question que le monde doive être superlativement ceci ou cela ; il est ce qu’il est, point. Ce faisant, il est devenu l’univers, dont l’ordre est étranger aux valeurs humaines et qui n’est donc plus un kosmos. La cosmologie des astrophysiciens, qui s’occupe de l’univers, n’a rien à voir avec la morale, sinon abusivement. Jadis en revanche, il était normal de chercher dans le ciel les raisons de se conduire de telle ou telle façon, de former telle ou telle forme ; raisons que connaissaient tant les prêtres que les peintres ou les architectes. On pouvait, de ce fait, fonder et construire sur la terre des villes en accord avec le ciel, et dessiner des choses qui avaient un sens à la fois éthique et esthétique.
            Des formes à la fois belles et bonnes, des villes qui sur la terre soient en accord avec le ciel, voilà ce que nous ne savons plus faire. C’est abusivement que l’architecture moderne, au XXe siècle, a cherché à rabattre sur la terre la mathesis universalis que, depuis Galilée, la science a trouvée dans le ciel. Cette géométrie a produit des objets auxquels on ne saurait aujourd’hui reconnaître les qualités que Platon voit dans le kosmos ; pour la bonne raison qu’elle avait pour principe la mécanicité de l’univers moderne, et non l’habitabilité de la terre humaine. Rabattre le ciel en templum sur la terre, cela exigeait en effet que l’ouranos en même temps fût kosmos ; à savoir que, pour être aussi un monde humain, il eût un lien axiologique, éthique et esthétique avec la « terre habitée » (ὀικουμένη γῆ), l’écoumène ; mais ce lien, la modernité l’a coupé.                                

2. Du mont Horeb à l’acosmie plastique
Dans le vocabulaire de la philosophie[2], contingence est opposé à nécessité[3]. L’aristotélisme a défini comme contingent ce qui est conçu comme pouvant être ou ne pas être. Les événements futurs sont contingents, par exemple. « Un fait est contingent par rapport à une certaine loi générale, ou à un certain type, lorsqu’il consiste non dans l’application de cette loi, ou de ce type, mais dans quelque circonstance particulière à tel ou tel objet individuel »[4]. Pour la logique, « une proposition est dite contingente si la vérité ou la fausseté du rapport qu’elle énonce est connue par l’expérience seule, et non par la raison »[5]. 
            Comme  Émile Boutroux l’avait montré dans De la contingence des lois de la nature (1874), ces lois sont inégalement déterminantes : elles ne le sont rigoureusement que dans l’ordre physique, mais « le sont de moins en moins, à mesure que l’on va de l’ordre purement physique à l’ordre biologique et à l’ordre humain, en sorte que leur application laisse place de plus en plus à la finalité, et à la liberté, qui en est la condition »[6]. 
            S’agissant concrètement des formes de l’écoumène, cette gradation qui va de la nécessité vers la contingence correspond à une échelle ontologique allant du niveau d’être de la planète (l’ordre mécanique, i.e. celui des systèmes physicochimiques) à celui de la biosphère (l’ordre écologique, i.e. celui des écosystèmes) puis à celui de l’écoumène (l’ordre mésologique, i.e. celui des milieux humains, qui sont éco-techno-symboliques)[7]. Cette échelle va également du simple vers le complexe, et de l’universel vers le singulier. Au niveau ontologique de la planète, les lois de la physique s’appliquent nécessairement et universellement ; mais moins rigoureusement au niveau de la biosphère, et moins encore au niveau de l’écoumène, tandis qu’augmente au contraire le degré de contingence et de complexité. Autrement dit, le degré de liberté[8].
            Cette échelle ontologique est également cosmologique. Elle correspond à l’évolution qui est allée d’une simple planète à une biosphère habitée par la vie, puis à une écoumène habitée humainement. L’ordre purement mécanique de la planète – tel celui de la Lune aujourd’hui – n’est ni habité ni habitable, sinon au sein d’habitacles artificiels. Ce qui a rendu la planète habitable, c’est l’apparition de la vie. Or celle-ci était dès le départ contingente et circonstancielle, à telle enseigne qu’on ne sait pas la recréer en appliquant mécaniquement les lois universelles de la physique. Elle est en outre devenue de plus en plus contingente et circonstancielle – autrement dit de moins en moins mécanique – au fur et à mesure de l’évolution qui a conduit à l’émergence de « l’habitée » par excellence : ἡ οἰκουμένη,  l’écoumène – la demeure humaine. 
            C’est dire le contresens abyssal, onto-cosmologique de Le Corbusier lorsqu’il a prétendu réduire l’habiter aux lois universelles de la mécanique. Professer en effet qu’une maison est une machine à habiter, et que, parallèlement,

« Rechercher l’échelle humaine, la fonction humaine, c’est définir les besoins humains. Ils sont peu nombreux ; ils sont très identiques entre tous les hommes, les hommes étant tous faits sur le même moule depuis les époques les plus lointaines (…) ; toute la machine est là, carcasse, système nerveux, système sanguin ; et il s’agit de chacun de nous, exactement et sans exception »[9],

c’est exactement inverser le processus, ontogénétique et cosmogénétique à la fois, qui en quelque quatre milliards d’années a conduit, sur la Terre, à l’émergence de l’écoumène. Comment une telle inversion, une telle décosmisation a-t-elle été possible ? Elle est proprement moderne, mais elle a des racines lointaines, que je fais remonter au principe du mont Horeb. Qu’est-ce que le mont Horeb ? Cette montagne au désert du Sinaï, sur le sommet de laquelle, nous dit la Bible (Exode, 3, 15),

« Moïse dit à Dieu : “ Voici, je vais trouver les Israélites et je leur dis : ‘Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous’. Mais s’ils me disent ‘Quel est son nom ?’, que leur dirai-je ?” Dieu dit à Moïse : “Je suis celui qui suis [sum qui sum, אהיה אשר אהיה (ehyeh ascher ehyeh)] ”. Et il dit : “Voici ce que tu diras aux Israélites : ‘Je suis’ m’a envoyé vers vous” ».

            Quel rapport ce « principe du mont Horeb » a-t-il avec la question des formes de l’écoumène ? Voilà qui apparaîtra si l’on rapproche le passage de la Bible cité plus haut des deux citations suivantes. J’extrais la première du Discours de la méthode  (p. 38 et 39  dans l’édition Flammarion de 2008) :

« Puis, examinant avec attention ce que j’étais, et voyant que je pouvais feindre que je n’avais aucun corps, et qu’il n’y avait aucun monde, ni aucun lieu où je fusse (…) je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle ».

            Quant à la seconde, je l’extrais du Cyborg Handbook de Chris Hable Gray (Routledge, 1995, p. 47) :

« I thought it would be good to have a new concept, a concept of persons who can free themselves from the constraints of the environment to the extent that they wished. And I coined this word Cyborg. (…) The main idea was to liberate man (…) to give him the bodily freedom to exist in other parts of the universe without the constraints that having evolved on Earth made him subject to ».

            La personne qui s’exprime ici est Manfred Clynes (1925-, inventeur et musicien, l’un des pères du scanner), co-auteur avec Nathan Kline (1916-1983, pionnier de la psychopharmacologie) d’un article qui parut dans le numéro de septembre 1960 de la revue Astronautics – Clynes travaillait alors pour la NASA, la chose est significative –, « Cyborgs and space », où fut effectivement employé pour la première fois le mot cyborg.
            Ce que les trois citations susdites ont en commun, c’est l’affirmation d’un être transcendantal. La Bible en fait le dieu unique, l’être absolu, Yahveh – de l’hébreu  יהוה (yhwh) –, qui est à la fois sujet et prédicat de soi-même : il institue son être en se disant soi-même. Descartes, avec le Discours de la méthode, et plus particulièrement avec le fameux cogito, ergo sum des Principia philosophiae, reprend la même auto-fondation transcendantale, donnant par là naissance au sujet moderne, lequel, pour être, n’a plus besoin du milieu terrestre, puisque, comme Yahveh, il est sujet/prédicat de soi-même[10] : il institue son être en se pensant lui-même. C’est dire que le sujet moderne s’affranchit ipso facto de toute cosmicité. Virtuellement et conceptuellement, du moins. Quant à Cyborg, il prétend carrément s’en donner les moyens techniques.
            Telles furent l’origine, puis l’affirmation, puis la réalisation de la modernité : le mode existentiel d’un être qui, transcendant l’étendue alentour du haut de sa montagne – c’est le principe du mont Horeb – , n’a besoin d’aucun lieu, et renie donc son appartenance au milieu terrestre. La Terre, il l’a réduite à l’arène de son arbitraire, se donnant toute liberté d’y inscrire n’importe quelle forme, dans l’acosmie du n’importe quoi n’importe où.
            On sait ce qu’il en est résulté : pour l’avoir réduite à une simple étendue objectale, exploitable à merci, cet être a ravagé la Terre. Déclenchant la Sixième Extinction, il a décimé les autres espèces vivantes, déréglé l’homéostasie climatique de toute une planète, et il se targue même aujourd’hui d’atteindre aux échelles géologiques avec son anthropocène, ce new age (καινός, nouveau, d’où le –cène d’anthropocène) dû au seul humain (ἄνθρωπος).
            Or ledit anthropocène pourrait bien être bref[11] ; car il suffira de renverser ce même mot pour se rendre compte que l’humain n’est qu’un parvenu, un καινός ἄνθρωπος ou un homo novus, comme on disait encore voici deux ou trois nanosecondes (à l’échelle des temps géologiques). La Terre en a vu d’autres, et ce que l’humain lui fait, ce n’est que de scier la branchette sur quoi il s’est juché. 
            À moins que nous ne voulions vraiment dégringoler aux oubliettes de l’évolution, c’est  donc un renversement de perspective qui s’impose ; car ce n’est pas notre appartenance terrestre, mais au contraire le principe du mont Horeb que nous devons renier. Nous devons réapprendre notre appartenance au milieu terrestre, et la manifester par des formes recosmisées. Voici donc le mot d’ordre : Recosmisons les formes !
            – Sans doute, mais comment faire ?
            – Commençons par un contre-exemple : ce qu’il ne faut plus faire :
            En 1961, Le Corbusier présenta, sous la forme d’une barre de grande hauteur, un projet d’hôtel et de palais des congrès devant prendre la place de la gare d’Orsay, l’ancien terminus de la Compagnie du chemin de fer de Paris à Orléans, bâtiment désaffecté après soixante ans d’existence (la gare, construite par Victor Laloux, avait été inaugurée pour l’exposition universelle de 1900). L’argument du projet  (© FLC/ADAGP) exposait ce qui suit :

« Ce lieu géographique, cet élément extraordinaire du paysage parisien (…) c'est un régal de l'esprit et des yeux. L'histoire (…) – tout ceci peut devenir un immense spectacle offert aux Parisiens et aux visiteurs. Il s'agit, en effet, d'un Centre de Culture, Congrès, Expositions, Musique, Spectacles, Conférences, muni de tous les équipements contemporains (…). Et ceci sans une bavure, sans un hiatus; ceci apporté par le temps, par l'esprit à travers les siècles. La bâtisse des temps modernes permet de créer un instrument prodigieux d'émotion. Telle est la chance donnée à Paris si Paris se sent le goût de "continuer" et de ne pas sacrifier à la sottise l'immense paysage historique existant en ce lieu. C'est par un amour fervent voué à Paris par les promoteurs de ce projet, qu'un but aussi accessible d'une part, mais aussi élevé d'autre part, peut être atteint. La présente étude (…) a été conduite avec un esprit de loyauté absolue, de rigueur totale, constructive, organique, et avec le désir d'apporter une manifestation décisive d'architecture à l'heure où Paris doit être arraché aux mercantis ou aux gens trop légers d'esprit ».

            Ici, le principe du mont Horeb se livre à l’état pur : abstrayant son regard de nulle part du lieu même où elle s’insère physiquement, la « manifestation décisive d’architecture » prétend jouir transcendantalement du paysage alentour, alors que, concrètement, la plastique de cette barre de grande hauteur plantée en plein cœur de Paris aurait ipso facto ravagé ledit paysage. C’eût été littéralement ce que Li Shangyin, poète chinois du IXe siècle, qualifiait de shafengjing 殺風景 : du tue-paysage.
            Le principe du mont Horeb, avec son corollaire le tue-paysage, a fini par engendrer ce qu’un autre pape de l’architecture moderne, Rem Koolhaas, a qualifié d’« espace foutoir » (junkspace), non certes pour le répudier, mais au contraire pour en rajouter à la louche. Nous sommes présentement dans une école d’art, et dans les écoles d’art, on pense peut-être que l’architecture est une autre affaire, une affaire d’architectes. En effet, entre un objet d’art et un immeuble, il y a non seulement une différence d’échelle métrique, mais une différence d’échelle morale : un bibelot, un tableau peuvent être une affaire purement personnelle, ou privée, tandis qu’un immeuble, et a fortiori une ville, impliquent inévitablement le rapport éthique à autrui, à une société humaine. La plastie d’une forme privée ne concerne que moi, celle d’une forme publique a une incidence sociale et écologique.
            Certes, mais ce qui est fondamentalement en jeu, indépendamment de l’échelle, c’est le rapport de Cyborg – le rapport du sujet contemporain[12] – à la plastie de toute forme, quelle que soit sa taille. Pour Cyborg, dans tous les cas, c’est du rapport à un objet qu’il s’agit. Or les formes ne sont jamais de simple objets. Constituant un milieu, le nôtre, elles sont toujours, tant soit peu, à la fois l’empreinte et la matrice de notre existence[13].  En outre, l’un des effets de l’acosmie moderne est justement de confondre les échelles, à la fois métriques et morales. Dans l’acosmie de l’espace foutoir, par exemple, un plasticien comme Philippe Starck a pu dessiner un immeuble – l’Asahi Beer Hall, réalisé en 1989 à Tokyo – comme s’il avait dessiné un bibelot, avec une sorte de toupet délibérément anarchitectural. Or si de telles choses sont aujourd’hui possibles, au mépris de tout usage et de toute composition urbaine, c’est bien parce que, tel Cyborg, le sujet moderne, avec les formes qui sont l’empreinte de son être, s’est affranchi de tout milieu terrestre. Prétendument, du moins.

3. Recosmiser les formes, en commençant par le milieu
Le biologiste balte Jakob von Uexküll (1864-1944), par la méthode expérimentale des sciences de la nature modernes, a démontré le « contre-assemblage » (Gegengefüge) de tout animal – considéré comme un sujet et non plus comme une mécanique objectale – avec son milieu propre (Umwelt), en distinguant celui-ci du donné environnemental brut (Umgebung). Le milieu et le sujet s’élaborent réciproquement dans ce contre-assemblage ; ils sont interdépendants, matrice et empreinte l’un de l’autre. Un peu plus tard, le philosophe japonais Watsuji Tetsurô[14] (1889-1960) arrivait aux même conclusions en ce qui concerne les milieux humains, distinguant lui aussi le milieu (fûdo 風土) de l’environnement (kankyô 環境), et mettant en avant le concept de « médiance » (fûdosei 風土性). Ce concept, Watsuji le définit comme le moment structurel de l’existence humaine (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機); ce qui est en somme le couplage dynamique, le Gegengefüge de tout être et de son milieu. Partant de ce principe, Uexküll et Watsuji ont fondé la mésologie (Umweltlehre, fûdoron 風土論) au sens actuel[15], qui est celui d’une éco-phénoménologie et d’une bioherméneutique, science des milieux et non pas science de l’environnement – cela qu’est en revanche l’écologie. L’écologie, science moderne, s’occupe de relations objectales (des relations entre objets) ; la mésologie, science transmoderne, reconnaît comme sujets les êtres en cause. Watsuji le pose d’emblée dans les premières lignes de Fûdo :

« Ce que vise ce livre, c’est à élucider la médiance comme moment structurel de l’existence humaine. La question n’est donc pas ici de savoir en quoi l’environnement naturel détermine la vie humaine. Ce qu’on entend généralement par environnement naturel est une chose que, pour en faire un objet, l’on a abstraite de son sol concret, la médiance humaine. Quand on pense la relation entre cette chose et la vie humaine, celle-ci est elle-même déjà objectifiée. Cette position consiste donc à examiner le rapport entre deux objets ; elle ne concerne pas l’existence humaine dans sa subjectité. C’est celle-ci en revanche qui est pour nous la question »[16].

            Cette médiance, c’est cela même que le principe du mont Horeb a forclos. La thèse de la médiance, dans l’œuvre de Watsuji, partait de sa conception de l’humain (ningen 人間) comme duel, i.e. à la fois individuel en tant que hito () et social en tant qu’aidagara (間柄). Ce second terme correspond à ce que j’appelle notre « corps médial »[17], autrement dit notre milieu. Le déploiement progressif de celui-ci à partir de notre corps animal et de la matière première qu’est l’environnement (l’Umgebung d’Uexküll), dans l’évolution qui a conduit à l’émergence d’Homo sapiens, est ce qui a établi l’écoumène, la véritable demeure de l’être humain.
            Pourquoi ce « véritable » ? Pour distinguer la mésologie du positivisme étroit qui réduit les milieux humain aux écosystèmes de l’environnement, alors que le milieu humain n’est pas seulement écologique, il est éco-techno-symbolique, onto-cosmogénétique. À la fois empreinte et matrice de notre être, le milieu n’est ni seulement objectif, ni seulement subjectif ; il est trajectif. Il s’ensuit que les formes de notre milieu, elles aussi, sont trajectives. Ce ne sont ni de simples objets, ni de simples fantasmes, ce sont les formes concrètes de notre corps médial, qui est nécessairement social et terrestre à la fois. De là s’ensuit le devoir du plasticien en tant qu’être humain sur la Terre[18] : créer de telles formes.
            – Créer des formes trajectives, des formes recosmisées, qu’est-ce que cela veut dire ?
            – Cela se définit d’abord négativement : ne pas suivre le principe du mont Horeb, ne pas en rajouter à l’espace foutoir, mais au contraire chercher à exprimer, à faire vivre les liens qui, de la Terre, ont fait l’écoumène – la demeure humaine ; et ce à toute échelle, de l’objet d’art au territoire.
            – Et moi, et moi, et moi ? Que deviennent alors ma liberté d’artiste, mon droit de faire ce que je veux ?  
            – Chacun de nous a certes sa conscience individuelle, son cogito, mais ce « moi je », concrètement, est éco-techno-symbolique. Cela veut dire qu’il n’existe pas, sinon émergeant à la surface d’un « nous » plus profond, intersubjectif. Intersubjectif non pas seulement parce qu’il est social et culturel (linguistique, notamment), mais, plus profondément encore, parce qu’il est vivant. Détacher notre « moi je » de ce « nous » qui est notre corps médial, ce n’est qu’une abstraction. C’est le principe du mont Horeb, qui a fait de nous des êtres inauthentiques, forclosant leur médiance alors que, ne serait-ce que technologiquement, ils dépendent chaque jour davantage d’autrui, davantage de leur corps médial. Non moins inauthentiques que l’était Le Corbusier quand il prétendait jouir du paysage parisien tout en s’en abstrayant, donc en le tuant, car, aux antipodes de l’abstraction, le paysage n’est que lien, lien concret, trajectif entre les êtres et les choses[19]. Et s’agissant de formes concrètes, il en va de même à toute échelle, de bibelots en territoires.
            Dans la vision relationnelle qui est celle de la mésologie, la liberté ne veut rien dire sans la contrainte, le droit ne veut rien dire sans le devoir ; et réciproquement. Dire qu’un plasticien a le devoir de créer des formes trajectives, c’est dire que son droit de créateur n’est pas absolu ; il a le devoir de tenir compte des systèmes écologiques, techniques et symboliques qui lui permettent d’exister lui-même, lesquels sont nécessairement collectifs, et ne peuvent pas non plus être abstraits les uns des autres.
            En outre, il y a dans tout cela des échelles. Plus la taille est grande, et plus s’impose le devoir de respecter le corps médial, qui au plus profond est terrestre. Un bibelot est un bien meuble, on peut le lancer en l’air et l’emporter n’importe où, une œuvre architecturale est un bien immeuble, qui est là, en un certain lieu où il voisine avec d’autres immeubles, un lieu que le plasticien a le devoir de respecter comme tel, parce qu’il n’y est pas seul mais avec autrui. Cela veut dire qu’on ne peut pas dessiner un immeuble comme on dessine un bibelot, même si la technique le permet. C’est dire aussi qu’il faut que l’œuvre monte de la Terre, monte de la vie, plutôt que de se complaire à les bafouer en descendant du ciel de l’arbitraire individuel – toujours le principe du mont Horeb –, comme le fait ce que j’appelle ET architecture, l’architecture extra-terrestre, dont résulte immanquablement la prolifération de l’espace foutoir.
             Le plus bel exemple de ces objets extraterrestres[20], ce fut sans doute l’immeuble Syntax, de Takamatsu Shin, à Kyôto (aujourd’hui démoli). Takamatsu y a en effet exprimé jusqu’à l’expressionisme le principe de sa pratique : ne pas mettre les pieds sur le site avant la construction, en faisant prendre les mesures nécessaires par des sous-fifres pendant que lui concevait la forme sur feuille blanche, dans son atelier [21]. « Syntax », ce nom dérisoire et cynique fut donné à une forme qui sautait arbitrairement de l’échelle du jouet à celle de l’immeuble, sans aucun lien d’aucune sorte avec les formes avoisinantes, mais qui au contraire évoquait furieusement un robot volant librement dans le vide intersidéral – la grande vedette des séries télévisées pour enfants à l’époque, Great Mazinger[22]… Ainsi abstrait de toute syntaxe, de toute localité, cet objet eut en outre le culot de se faire appeler Syntax lorsqu’il atterrit un beau jour dans un quartier de Kyôto, comme il aurait pu le faire n’importe où ailleurs. 
            – Mais comment juger de l’échelle qui convient, la soi-disant échelle humaine, à l’heure des nanotechnologies d’une part, des mégastructures de l’autre, bref, à l’heure de l’anthropocène et du transhumanisme ? 
            – Eh bien, à l’aune du pas humain sur la Terre. « Le pas humain », cela veut dire la vie de notre corps animal, avant toute prothèse mécanique (l’automobile et l’ascenseur, en particulier). « Sur la Terre », cela veut dire dans le respect de ce qui vit autour de nous, et sans jouer systématiquement à se moquer (en apparence) des lois de la physique, comme le fait voluptueusement l’ET architecture – par exemple celle de Rem Koolhaas, qui surenchérit même sur l’architecture E.T. par une architecture toujours plus Alien, ridiculisant les repères les plus fondamentaux de la condition terrestre, comme la gravité ; d’où ces formes délibérément inquiétantes, cyniquement dérangeantes (décosmisantes) que sont par exemple l’énorme De Rotterdam, qui évoque un jeu de quilles sur le point de crouler, ou cet OVNI que les Pékinois ont surnommé « le Grand Calebar » (Dà Kùchǎ ), le siège de la télévision nationale chinoise CCTV, ce à juste raison car il évoque une paire de caleçons longs remplie par un gros derrière en surplomb, derechef sur le point de choir.
            – Ne pas oublier l’aune du pas humain sur la Terre, OK, en principe. Le sens de la mesure, quoi. Rien de neuf sous le ciel, c’était déjà le principe de la « médiété » (μεσότης) aristotélicienne. Et les cathédrales, alors, elles étaient à l’échelle ?
            – Les cathédrales, c’était au temps des cosmicités. Elles avaient du sens, elles étaient portées par la foi de tout un peuple. Comme toute réalité humaine, elles étaient éco-techno-symboliques, et dans l’interrelation de ces trois dimensions[23], c’est le symbole qui les a tirées vers le haut. Belles et bonnes à la fois, leur taille même donnait du sens au paysage, alors que la taille de la tour Montparnasse, purement acosmique, ne fait que tuer le paysage de Paris.
            – Alors, aujourd’hui, comment faire ?
            Posons d’abord qu’il n’existe pas de recette formelle pour résoudre ce problème comme une panacée, parce que c’est justement un problème de convenance à résoudre cas par cas, lieu par lieu, et que ce n’est pas seulement une question de formes. L’acosmie formelle n’est ici que l’expression d’un désarroi plus vaste et plus profond. À la base, le problème est ontologique, et il sous-tend tous les aspects de la civilisation actuelle. De même qu’il a fallu trois siècles pour que le mouvement moderne en architecture en vienne à exprimer enfin pleinement le principe du dualisme et du divorce entre l’être et le lieu, beaucoup de temps pourra s’écouler avant que nous ne surmontions l’espace foutoir que ce principe a fini par engendrer. Ce qui paraît certain, c’est que si nous nous en tenons à ce principe ontologique – le principe du mont Horeb –, qui a été celui de la modernité dans son ensemble, les choses ne pourront qu’empirer, pour finir dans un chaos général. Pour autant, nous ne pouvons pas revenir à la pré-modernité, en nous contentant de rejeter ce principe ; il nous faut le dépasser, car le paradigme moderne est à bout de souffle (et c’est pourquoi notre époque mérite – clin d’œil au Bas Empire – de s’appeler la Basse Modernité).
            « Dépasser la modernité » (kindai no chôkoku 近代の超克), ce fut un mot d’ordre que se donna l’école philosophique dite de Kyôto, née autour de Nishida Kitarô (1870-1945) dans l’entre-deux-guerres. Dépassa-t-elle vraiment le principe ontologique de la modernité ? Je pense que non. Elle se contenta de renverser le paradigme occidental moderne, fondé sur le double principe de l’être substantiel et de la logique aristotélicienne (la logique de l’identité du sujet, shugo no ronri 主語の論理), pour mettre à la place son opposé, un paradigme fondé sur le double principe du néant absolu (zettai mu 絶対無) et d’une « logique du prédicat » (jutsugo no ronri 述語の論), dite également « logique du lieu » (basho no ronri 場所の論理). Corrélativement, ce paradigme faisait du monde historique un prédicat, donc un néant absolu[24]. C’est dire qu’il absolutisait sa propre mondanité. Concrètement, mais très logiquement aussi, cela revint historiquement à un pur ethnocentrisme, absolutisant le monde japonais sous la forme de l’ultranationalisme. Loin de dépasser la modernité, tout cela se termina par la guerre, la défaite, l’occupation et l’américanisation[25].
            L’histoire nous enseigne donc que retourner les principes de la modernité à l’envers, autrement dit retourner au passé, n’est pas la bonne solution. D’un autre côté, comme on l’a vu, ces mêmes principes ont engendré l’espace foutoir, et nous mènent au chaos. Or une troisième voie est possible, au delà de cette stérile alternative. Pour la mésologie (Umweltlehre, fûdoron), la réalité n’est ni du côté du sujet ontologique (le cogito cartésien) ni du côté de l’objet, mais entre les deux (elle est trajective) ; ni non plus du côté du sujet logique (S, ce dont il est question, le ὑποκείμενον d’Aristote) ni de celui du prédicat (P, ce que l’on dit à propos du sujet S), mais dans leur combinaison. C’est ce que j’ai appelé la trajection[26], laquelle peut se représenter par la formule r = S/P, ce qui se lit : la réalité, c’est S en tant que P.
            Cela peut évoquer à première vue la prédication classique « S est P » en logique ; mais il s’agit de quelque chose de beaucoup plus général, car dans ce processus, S (quelque chose) n’est pas seulement « prédiqué » verbalement en tant que P ; il est saisi en tant que P par les sens, par l’action, par la pensée et – enfin seulement, et dans l’écoumène uniquement – par la parole, qui n’est pas simplement de la biosémiotique, même si elle en procède.
            La trajection équivaut au processus qu’Uexküll appelait Tönung : cela qui produit un Ton (un « ton », ce que je rendrai en l’occurrence par « en tant que »), le Ton propre à chacun des divers aspects de son milieu pour un certain être vivant (ainsi Esston, en tant qu’aliment, Wohnton, en tant qu’habitat, Hinderniston, en tant qu’obstacle, etc.) ; autrement dit, c’est la réalité (S/P) d’une certaine Umwelt pour l’être que cela concerne. Par exemple, dans le milieu d’une vache, la trajection fait exister l’herbe sous le Ton de l’aliment (Esston, comme dirait Uexküll), ce qui n’est pas le cas dans le milieu d’un chien bien qu’il s’agisse exactement de la même herbe (S) du point de vue de la science moderne classique. L’herbe en soi n’est pas un aliment (c’est seulement de l’herbe), mais dans le milieu d’une vache, elle est trajectée en tant qu’aliment ; c’est-à-dire qu’au-delà de son identité d’herbe (S), elle existe – ek-siste – en tant que cet aliment (P) ; soit la réalité S/P.
            C’est bien dire que, dans un milieu concret (Umwelt, fûdo), la réalité est trajective (S/P). Et comme cette trajection de S en tant que P suppose nécessairement un interprète (I), qui est l’être concerné – l’être en couplage dynamique avec ce milieu-là –, c’est dire aussi que la réalité ne se réduit pas à la binarité S-P (comme ce serait le cas en logique formelle), mais qu’elle est concrètement ternaire : S-I-P. Concrètement, ni S ni P n’existent jamais en eux-mêmes, mais toujours en fonction de I, lequel est lui-même toujours fonction de S/P. Telle est la concrescence (le croître-ensemble) des milieux réels, dans le couplage dynamique – la médiance : le rapport d’empreinte-matrice – de l’être et de son milieu.
            Que devons-nous en conclure pour le devoir du plasticien, qu’il soit artiste, architecte, urbaniste ou aménageur ? C’est de systématiquement prendre en compte la ternarité S-I-P : la demeure concrète et trajective de l’humanité sur la Terre, qui est l’écoumène. Fondamentalement, S est la Terre ou la nature ; P est notre monde, c’est-à-dire la manière dont nous saisissons S ; et nous (par exemple l’architecte, ou l’habitant), nous sommes I, dans la ternarité S-I-P. Il devrait être clair, ainsi, que la fonction essentielle du plasticien n’est rien d’autre que ce qu’Uexküll appelait Tönung ; à savoir la trajection de la Terre (S) en tant que notre monde (P), faisant ainsi apparaître à nos yeux (I) la réalité de notre milieu (S/P). On rapprochera ce propos de celui d’Alain Roger lorsqu’il parle d’artialisation[27].
            De cela suivent deux principes :
- D’abord, que toute plastie – toute création de formes – doit nécessairement se référer à la Terre (S). Pour créer les formes d’un monde humain (P), l’œuvre doit monter du sol (S) d’un milieu concret, non pas descendre des étoiles d’une simple représentation (P), comme l’architecture E.T. le pratique arbitrairement et en toute irresponsabilité. Toutefois, fonder sur (fonder P sur S), ce n’est pas réduire à (réduire P à S) ; c’est au contraire une assomption de S en P. Si, ultimement, le plasticien doit se référer à la Terre, cela ne signifie pas qu’il doive devenir esclave de l’écologie (la science de l’Umgebung, S). Tout comme l’évolution et l’histoire l’ont fait elles-mêmes, engendrant ainsi l’écoumène, la plastie doit créativement et systématiquement combiner les écosystèmes de la nature avec les systèmes techniques et symboliques propres à l’humanité – systèmes qui sont, par essence, des manières (P) d’interpréter l’environnement (l’Umgebung : S) pour en faire la réalité d’un certain milieu (l’Umwelt : S/P).
- Ensuite, qu’aucune plastie, a fortiori à l’échelle de l’architecture, ne peut prétendre se limiter à un pur jeu formel (P). À la différence du poststructuralisme et de son métabasisme (prétendre qu’« on en a fini avec la base », autrement dit avec S), la mésologie recommande la référence (de P à S), et pas seulement la différence[28] (entre P et P’, P’’ etc.). Cosmiser, c’est faire convenir au milieu, et non pas, au contraire, y détoner (dé-toner, ent-tönen, comme eût pu dire Uexküll). Autrement dit, le plasticien ne doit pas se satisfaire de formes singulières, il doit les fonder dans certains types, héritiers d’une certaine histoire dans un certain milieu, avec leurs propres valeurs éthiques et esthétiques, et il doit fonder ces types dans un certain milieu (Umwelt, fûdo), lui-même fondé sur la Terre (la nature). L’architecture E.T. – l’architecture de l’espace foutoir – fait exactement le contraire. Elle se plaque sur la Terre, au lieu d’en croître dans le fil d’une histoire.
            Les deux principes ci-dessus ne sont en réalité rien d’autre que deux expressions différentes du même principe de réalité (S/P). La réalité a besoin à la fois de S comme sol et de P comme ouverture. Ce n’est qu’en combinant créativement le sol et l’ouverture que nous pouvons espérer dépasser un jour le désarroi d’une vaine alternative entre l’exaltation de S (la modernité avec son réductionnisme) et celle de P (le postmodernisme, le poststructuralisme et consorts, bref le bas-modernisme). Par une combinaison créative entre S et P, entre la Terre et notre monde, nous pouvons espérer recosmiser les formes, petit à petit mais durablement – durablement au double sens de longtemps et de vivable écologiquement. Et nous devons le faire, car – les sciences modernes de la nature nous l’ont appris tout comme l’histoire, l’éthique et l’esthétique – il n’y a pas de sens, pas de bonheur et même pas de vie possible sur le long terme, sinon dans la médiance d’un milieu approprié.

Palaiseau, 17 mai 2016.

Né en 1942 à Rabat, géographe, orientaliste et philosophe, Augustin Berque est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, où il enseigne la mésologie. Membre de l’Académie européenne, il a été en 2009 le premier occidental à recevoir le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie. Site : mesologiques.fr.           





[1] Je reprends ici des passages de mon article « C comme cosmologie », paru p. 56-59 dans Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine XX/XXI : L'Espace anthropologique, Paris, Éditions du Patrimoine, mars 2007.

[2] Je reprends ici des éléments de ma conférence  « Qu’est-ce qu’habiter la Terre à l’anthropocène ? », École normale supérieure (Ulm), 23 février 2016.
[3] Pour les lignes qui suivent, je me réfère au Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande, 7e éd., Paris, PUF, 1956, art. contingence.
[4] Lalande, op. cit., p. 182.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Pour plus d’éclaircissements sur ce thème, v. mes livres Médiance, de milieux en paysages, Paris, Belin/RECLUS, 2000 (1990), Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, 2008, et Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014. « Ordre mésologique » est ici rapporté à l’écoumène seule, non parce que les vivants non humains n’auraient pas leurs propres milieux, mais parce que ce que nous pouvons en connaître en passe nécessairement par nos propres systèmes éco-techno-symboliques, i.e. par l’écoumène. C’est pour la même raison que, trois siècles après Galilée, Husserl a pu soutenir que « la Terre ne se meut pas ».
[8] La tradition occidentale, en particulier dans le dualisme mécaniciste, tend à n’envisager la liberté que dans le cas de l’humain (avec son libre arbitre, opposé à l’instinct), mais en toute rigueur, la liberté, avec la contingence, commence avec la vie. On pourra lire à ce sujet Imanishi Kinji, La liberté dans l’évolution. Le vivant comme sujet (Shutaisei no shinkaron, 1981), trad. par Augustin Berque, Marseille, Wildproject, 2015 ; et Jordi Pigem, Inteligencia vital. Una visión postmaterialista de la vida y de la conciencia, Barcelone, Kairós, 2016.   
[9] Reproduit dans l’anthologie de Françoise CHOAY, L’urbanisme, utopies et réalités, Seuil, coll. Points, 1965, p. 235-237. Italiques de Le Corbusier.
[10] Sur ce thème, v. Écoumène, op. cit., § 42, « Le sujet-prédicat de soi-même ».
[11] Je reprends ici quelques passages de mon texte « De lieu en milieu : réhabiter la Terre à l’anthropocène », contribution au projet de design d’Isabelle Daëron, Topiques ou l’utopique désir d’habiter les flux, 2016.
[12] L’idée de nous comparer à des cyborgs (du fait de la mécanisation de notre vie quotidienne) revient à Antoine Picon, La Ville territoire des cyborgs, Besançon, Les éditions de l’Imprimeur, 1998 ; mais je l’ai reprise sous un angle onto-cosmologique dans Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010. 
[13] Cette idée remonte au Timée de Platon, pour le rapport entre γένεσις (l’être relatif) et χώρα (le milieu), que je commente au début d’Écoumène, op. cit.. S’agissant de formes, j’ai développé ce thème dans Formes empreintes, formes matrices, Asie orientale, Le Havre, Franciscopolis éditions, Les presses du réel, 2015.
[14] NB : en japonais (comme en chinois, en coréen etc.), le patronyme précède le prénom.
[15] Le mot même de mésologie a été créé en 1848 par un disciple d’Auguste Comte, le médecin Charles Robin, mais cela dans une optique purement positiviste, celle-là même qu’a radicalement dépassée la mésologie d’Uexküll  et de Watsuji.
[16] Watsuji Tetsurô, Fûdo, le milieu humain, trad. par Augustin Berque, Paris, CNRS, 2011 (1935), p. 35. « Subjectité » (shutaisei 主体性, subjecthood ou selfhood, non pas subjectiveness ou subjectivité), c’est le fait d’être un sujet, pas un objet.
[17] L’expression est inspirée de Leroi-Gourhan (Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.), lequel parlait de « corps social » à propos des systèmes techniques et symboliques, forcément collectifs, qui sont évolutionnairement issus du « corps animal » individuel et le complémentent nécessairement. Je parle plutôt de « corps médial » parce que celui-ci n’est pas seulement techno-symbolique, mais éco-techno-symbolique.
[18] Sur cette notion, du point de vue éthique, v. mon Être humains sur la Terre. Principes d’éthique de l’écoumène, Paris, Gallimard, 1996.
[19] C’est du moins la thèse que je soutiens dans Thinking through landscape, Abingdon, Routledge, 2013 ; ainsi que dans « La relation perceptive en mésologie : du cercle fonctionnel d’Uexküll à la trajection paysagère », p. 79-96 dans Au commencement était la relation, mais après ?, Revue du MAUSS semestrielle, Paris, La Découverte, 2016.
[20] Je reprends ci-après quelques passages de ma conférence « Pouvons-nous dépasser l’espace foutoir (junkspace) de la Basse Modernité ? », École supérieure d’art et de design d’Orléans, 7 janvier 2015.
[21] Ce parti a été analysé en détail par Yann NUSSAUME dans sa thèse soutenue en 1997 à l’EHESS, Tadao Ando et Shin Takamatsu face au désordre de la ville japonaise : sens de leur architecture, relation à la ville et à la tradition. Réflexion sur l’importance du milieu en architecture.
[22] Connu plus tard sous le nom de Goldorak en France.
[23] Interrelation qu’a excellemment mise en lumière l’architecte, historien et géographe Roland Bechmann, Les racines des cathédrales. L’architecture gothique, expression des conditions du milieu, Paris, Payot, 1981.
[24] Il va sans dire que cette façon de voir était profondément influencée par la tradition bouddhique, plus particulièrement par le zen. Le « néant » (mu ) de l’école de Kyôto est très proche du « vide » () du bouddhisme du Grand Véhicule. On se rappellera du reste que, pour Aristote aussi, le prédicat est insubstantiel.
[25] Sur ces questions, v. Augustin Berque (dir.) Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2 vol., 2000.
[26] Initialement dans Le Sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986. J’ai plus tard développé cette notion en celle de chaîne trajective (dans Histoire de l’habitat idéal, op. cit., puis plus systématiquement dans Poétique de la Terre, op. cit. et dans La Mésologie, pourquoi et pour quoi faire ?, Nanterre La Défense, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014) en montrant que, dans le déroulement de l’évolution et de l’histoire, il y a indéfiniment assomption de S en P, soit S/P, et hypostase (substantialisation) de S/P en S’ par rapport à P’, et ainsi de suite, selon la formule (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’… et ainsi de suite. Notons toutefois que dans cette formule, par simplification graphique, I ne figure pas. 
[27] Alain Roger, Nus et paysages. Essai sur la fonction de l’art, Paris, Aubier, 1978.
[28] Sur ce thème, v. Catherine BELSEY, Poststructuralism. A very short introduction, Oxford University Press, 2002, p. 10